Salvatore D’Onofrio : Les fluides d’Aristote. Lait, sang et sperme dans l’Italie du Sud (Les Belles Lettres) / Hommage à** François Wahl**
« Le lait, le sang et le sperme maintiennent et reproduisent la vie – nous dit l’anthropologue – mais sont aussi les substances que toutes les cultures humaines manipulent, du point de vue symbolique, pour affirmer la domination masculine. » Et c’est par le moyen d’une « application mitigée » du structuralisme qu’il montre comment ces manipulations symboliques des fluides corporels reflètent des systèmes de représentations binaires opposant masculin et féminin, chaud et froid, plein et vide, qu’on retrouve dans de nombreuses cultures pourtant très éloignées dans l’espace et le temps, au point que Philippe Descola a pu les qualifier d’universels. C’est pourquoi Salvatore D’Onofrio revient sur les conceptions aristotéliciennes qui ont inspiré la médecine et l’anatomie de l’Antiquité jusqu’au Moyen Âge chrétien ou arabo-musulman car l’Italie du Sud appartenait à une aire culturelle autrefois homogène désignée comme la Grande-Grèce. Et du miracle du sang de saint Janvier à Naples aux flagellants de la semaine sainte en Calabre, de la consommation des « os des morts » sous forme de biscuits en Sicile à l’attribution des cornes aux époux trompés ou du lait d’épaule au lait de cœur, les croyances et les rites de cette région s’enracinent dans une même « mécanique des fluides » dont on peut observer les variantes partout en Europe.
Dans de tels systèmes de représentations, les analogies sont constantes entre les différents fluides. Lait et sperme sont apparentés et comme l’affirmait Aristote « la nature du lait est la même que celle des règles ». L’anthropologue qui a travaillé avec Françoise Héritier évoque des conceptions similaires chez les Samo du Burkina Faso, que celle-ci a étudiés. Notamment la croyance selon laquelle le lait proviendrait d’une partie « masculine » de l’anatomie des femmes : l’épaule, et plus particulièrement l’omoplate, qui forme avec la colonne vertébrale la charpente et la structure de stabilité du corps, élément considéré comme masculin. D’où la distinction entre le lait dit « d’épaule » et celui de cœur ou de poitrine, réputé plus fluide et moins riche, voire délétère, le cœur étant aussi le siège des émotions négatives comme la peur ou l’angoisse. Comme on peut le voir dans le livre l’iconographie au Moyen Âge a multiplié les représentations de la Vierge au lait d’épaule, avec un sein droit planté dans cette partie du corps, la religion faisant place à la croyance populaire. La même forme de syncrétisme peut s’observer dans les rituels qui accompagnent le miracle du sang coagulé de saint Janvier qui se liquéfie sous l’effet des invocations, cris et même insultes du groupe des femmes âgées, les dénommées « parentes de saint Janvier », supposées descendre directement d’Eusebia, la mère du martyre décapité, celle qui aurait recueilli son sang. Alexandre Dumas, qui assista à la cérémonie, en a donné une description haute en couleurs qui est citée dans l’ouvrage.
Le sperme est également censé provenir des os, de la moelle en l’occurrence et de la colonne vertébrale en particulier. D’où les plaisanteries qui circulent sur celui qui a mal au dos le matin, preuve de la frénésie de ses ébats nocturnes, et dont on dit qu’il s’est vidé les reins. La même sémantique s’applique à la fellation : « elle m’a sucé la moelle » dit-on couramment en Sicile. La symbolique ambivalente des cornes renvoie aussi à la sexualité. Si le mot français « cocu » vient du coucou, qui squatte d’autres nids pour faire couver ses œufs, partout en Europe c’est l’attribut des animaux à cornes, bouc, bélier ou taureau, qui désigne l’infamie. Mais les cornes étaient aussi symbole de virilité, comme on peut le voir sur les casques des guerriers étrusques, celtes ou saxons. Et ce symbole renvoyait directement aux organes génitaux des animaux réputés sexuellement puissants et féconds. Là, l’anthropologue incite à la prudence axiologique et relève qu’on ne connait pas de connotation positive à l’expression « c’est un couillon ».
Le livre explore tous ces systèmes subtils de correspondance des fluides, comme dans la spectaculaire coutume des flagellants qui se font copieusement pisser le sang des cuisses en se frappant avec une sorte de brosse piquante nommée « chardon ». Ici c’est la figure du Christ qui est célébrée, lequel avait généreusement offert son sang à boire. On s’en doute, c’est du vin qui est versé sur les plaies des candidats au martyre, mais ceci est une autre histoire.
Jacques Munier
Hommage à François Wahl , qui nous a quittés le 15 septembre
Philosophe, jeune résistant, il a incarné la grande époque de l’édition française en sciences humaines au Seuil où il a fondé avec Paul Ricœur la collection « L’ordre philosophique ». Il a été l’éditeur de Lacan, Barthes, Badiou, Sollers, Milner... On sait que c’est lui qui a convaincu Lacan – qui était un homme de l’oralité - de se mettre à l’écriture en rassemblant des textes et en publiant son premier livre, les Ecrits, et qui lui a donné l’occasion de créer sa collection, Le Champ freudien . François Wahl était l’auteur d’un livre ambitieux, Le Perçu, où il revient sur la grande tradition phénoménologique et poursuit le dialogue avec son ami Alain Badiou.
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