**Guy Jobert ** : Exister au travail. Les hommes du nucléaire (Érès) / Revue Éducation permanente N°198 Dossier Construire l’expérience, l’intelligence en action

Exister au travail, c’est parvenir à faire de son activité professionnelle un élément décisif de la construction de son identité et cela passe par la possibilité de mobiliser ses facultés intellectuelles dans le travail et par la reconnaissance de sa contribution personnelle, subjective. Au premier investissement, celui de la compétence, correspond la rémunération du travail, le deuxième, qui puise davantage dans les ressources psychiques, se voit payé en retour par la reconnaissance, dans une économie qui est plutôt de l’ordre du don/contre-don. Ces deux formes d’engagement sont au cœur de la discipline récente qu’on appelle la psychodynamique du travail, qui fournit l’angle adopté dans cette enquête sur les hommes du nucléaire, même si elle est à bien égards aussi ethnographique, ce qui fait son double intérêt, concernant par ailleurs l’un des milieux industriels les plus fermés qui soient. C’est à la faveur d’une réforme de l’organisation du travail que cette enquête a été menée, suite à une demande d’audit du management.
Le milieu professionnel ciblé est celui des agents de conduite, ceux qui sont responsables du pilotage des réacteurs, en salle de commande ou sur le terrain, l’autre catégorie en charge de l’exploitation étant celle des agents de maintenance. Le travail des premiers consiste, pour l’essentiel, à contrôler en permanence la température du cœur des réacteurs de manière à prévenir tout incident pouvant déboucher in fine sur la fonte du cœur et la dissémination des matières radioactives qu’il contient. À première vue, cette tâche de simple surveillance n’apparaît pas très active et, comme dit l’auteur, elle fait le désespoir des équipes de télévision venues tourner du spectaculaire en salle de commande de l’une des industries les plus avancées qui soient. « Les déplacements sont lents – je cite – les gestes rares et furtifs : acquittement d’une alarme, consultation ou rédaction de documents, échanges verbaux discrets. » Dans un contexte où la sécurité fait office de véritable religion, même en cas d’incident il existe des consignes pléthoriques auxquelles il suffit de se reporter. Une phase apparemment plus active concerne les opérations de maintenance, régulièrement programmées, également soumises à toute une série de procédures. Mais en temps normal les agents de conduite ressemblent aux militaires du *Désert des Tartares * : attendre, pour réagir à l’événement.
D’où vient alors cette plainte lancinante que tous entendent, du management aux autres catégories d’agents, provenant d’une population pourtant perçue comme privilégiée et dotée d’un puissant esprit de corps, ayant un pouvoir considérable : celui par exemple de « fermer une tranche », c’est-à-dire un réacteur. Une plainte si constante qu’elle appartient au profil sociologique de la profession – ils se plaignent tout le temps, dit-on à leur sujet. Une plainte inarticulée, à propos de tout et de rien, mais qui menace à tout instant de dégénérer en conflit social et qu’on traite en général à coup de compensation financière, sans lui donner le loisir de s’exprimer. C’est qu’elle est tout simplement indicible, dans un contexte professionnel où domine le déni, à commencer par celui du risque nucléaire, jamais nommé. Ainsi, toute la part psychique de l’investissement personnel de ces agents est passée sous silence : la peur de l’incident, l’anxiété de l’attente, l’angoisse de devoir se mesurer à l’imprévu quand il peut signifier la mort pour une population entière. Coincés dans une véritable « idéologie défensive de métier » qui commande la forclusion de ces sentiments pourtant éprouvés avec force et constance, les agents de conduite se voient privés de « retour sur investissement » psychique sous la forme de la reconnaissance, même si leur part de contribution opérationnelle est correctement rétribuée. Et malgré le refoulement de ces sentiments, Guy Jobert les a entendu faire retour dans les propos recueillis au cours des entretiens, à l’occasion d’anecdotes ou de confidences lâchées dans la conversation et où subitement tous se reconnaissent, comme ces consignes données au conjoint « au cas où » : avoir toujours une voiture dont le réservoir est plein, se tenir prêt sur un coup de fil à y embarquer les enfants.
Jacques Munier
Revue **Éducation permanente ** N°198 Dossier Construire l’expérience, l’intelligence en action
http://www.education-permanente.fr/public/articles/articles.php?id_revue=1727
Une revue de référence en formation des adultes, coéditée par le CNAM et dirigée par Guy Jobert
Et notamment :
Patrick Mayen : John Dewey L’éducation et la reconstruction continue de l’expérience
La question de la construction de l’expérience à partir de quelques aspects de la philosophie de John Dewey dans laquelle l’expérience occupe une place essentielle aux côtés de l’éducation et de la démocratie.
Pascal Roquet : L’expérience comme processus mobilisateur de la professionnalisation
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