Andrew Feenberg : Pour une théorie critique de la technique (LUX) / La Revue des revues N° 51 (Ent’revues)
Dans son livre précédent paru en traduction française en 2004, (Re)penser la technique , Andrew Feenberg écrivait ceci en conclusion : « les luttes imprévues sur des questions telles que le pouvoir nucléaire, l’accès aux traitements médicaux expérimentaux ou la participation des usagers à la conception technique des ordinateurs sont là pour nous rappeler que l’avenir de la technique n’est nullement prédéterminé. L’existence même de ces luttes suggère qu’un changement dans les formes de la rationalité technique est effectivement possible. Elles préfigurent une refonte générale de la modernité dans laquelle la technique pourrait rassembler un monde en elle-même sans réduire l’environnement naturel, humain et social au statut de simples ressources. » C’est à cela que s’emploie explicitement sa « théorie critique de la technique », qui postule que la technique ne se résume pas à une maîtrise rationnelle de la nature, ce que Heidegger désignait comme « arraisonnement » et le rendait incapable de discerner la différence entre l’électricité et la bombe atomique, ou entre l’agriculture industrialisée et l’Holocauste… Pas uniquement réductibles au projet de maîtrise et de possession de la nature, le développement et l’impact de la technique sont intrinsèquement sociaux.
C’est dans cette constitution éminemment sociologique et non pas seulement ontologique que le philosophe, ancien étudiant de Marcuse, voit les potentialités émancipatrices et même démocratiques de la technique. Car l’une des idées forces de ce livre, c’est de retrouver et de réactiver le lien entre la raison et l’expérience dans les activités techniques, notamment l’expérience qui fait retour sur le pouvoir technicien à partir des usages sociaux des objets techniques. Le mouvement écologiste a montré que l’on pouvait mener des interventions démocratiques dans les systèmes techniques. Mais l’histoire des techniques et de l’industrie témoigne aussi de cette constante relation entre l’invention, la production d’une nouvelle technique et son adoption par tout un chacun. Andrew Feenberg évoque également la plasticité du système technique face aux revendications sociales dans le domaine de la production, comme les luttes pour réglementer le travail et mettre fin à l’emploi des enfants. Main d’œuvre bon marché, leur taille réduite était prise en compte dans la conception de certaines machines, comme les métiers à tisser. Lorsque la bataille pour la durée de la journée de travail et contre le travail des enfants aboutit, au milieu du XIXe siècle en Angleterre, à l’abolition du travail des enfants, les arguments « techniques » qui considéraient le petit travailleur comme un impératif des machines créées pour l’employer tombèrent d’eux-mêmes et l’on peut considérer que, bien que cette abolition ait été encouragée pour des motifs idéologiques et moraux, « elle faisait partie – je cite – d’un plus vaste processus qui redéfinissait la direction du progrès ».
« Le développement technique – rappelle l’auteur – ne s’engage pas fatalement dans une direction précise ». Si la course au profit est l’un de ses carburants, celle-ci ne peut ignorer que les consommateurs potentiels de ses produits sont aussi des citoyens. Il est vrai qu’une sorte d’« inconscient technique » dissimule ce rapport entre raison et expérience, mais il ne tient qu’à nous, par l’initiative et la participation, de le mettre au jour. C’est tout l’objet de cette « théorie critique de la technique » que de donner les outils conceptuels pour penser cette mutation de notre rapport au dispositif afin de l’instituer politiquement. La volonté de démocratie ne s’applique pas seulement à l’État. La porter au-delà de ces limites classiques vers certains domaines technicisés de la vie sociale permettrait en outre d’enrayer le déclin de la valeur d’usage de la politique. Et de démentir le sombre pronostic de Mc Luhan selon lequel dans une société intégralement rationnelle, nous deviendrions « les organes sexuels de la machine monde ».
Jacques Munier
Andrew Feenberg anime un séminaire au Collège international de philosophie, à Paris, d’avril à juin 2014
Lire (Re)penser la technique (La Découverte) en version électronique
http://journaldumauss.net/IMG/pdf/Feenberg.pdf
La Revue des revues N° 51 (Ent’revues)
L’histoire et l’actualité des revues
Retour sur la revue de combat d’Armand Petitjean, écrivain-témoin de la guerre, le Courrier de Paris et de la Province , une revue placée sous le signe du souvenir de Charles Péguy et soutenue par Jean Paulhan, une contribution signée Martyn Cornick
Et par Mirande Lucien : le parcours des deux premières revues homosexuelles de langue française : Akademos , née en 1909 et Inversions , prolongée sous le titre L’Amitié , une revue des années 1924/1925. Toutes deux ont pour référence les revues allemandes traitant du même sujet, comme Der Eigene , fondée dès 1896.
Des histoires brèves et ponctuées par des procès pour outrage aux bonnes mœurs
L'équipe
- Production
- Collaboration