Alain Borer : De quel amour blessée. Réflexions sur la langue française (Gallimard) / La revue de belles-lettres , 2014/1
Dante plaçait dans son Enfer , non loin des blasphémateurs, un écrivain coupable d’impiété envers sa langue maternelle. Ici, c’est tout un peuple qui est voué aux gémonies, en commençant par ses élites, coupable de désertion, d’abandon de langue, de soumission servile à l’hégémonie de ce qui est dénoncé comme l’englobish – ou anglobal « en oreille française » – cette capacité des termes anglo-saxons à s’infiltrer dans les langues du monde, à les parasiter et en déloger les vocables légitimes, pour les convertir en un sabir que Raymond Queneau, déjà, désignait du sobriquet de « saxophone ». Alain Borer s’inquiète d’une accélération du phénomène. Son livre tient à la fois du pamphlet, de la déclaration d’amour à la langue française et du cabinet de curiosités, tant cette langue nous est devenue à nous-même exotique et obsolète. On y trouvera ainsi les célèbres « chienlit, quarteron, tracassin, volapük » dont le Général de Gaulle ébaubissait le pays, ou les expressions surannées que Lacan ranimait en des cercles plus restreints : « berniquade, discord, médicastre, ritournelle… »
L’un des symptômes de ce dépérissement programmé, de cette anémie galopante, c’est le retrait complet de l’inventivité du français en matière de mots nouveaux. « Qui ne voit que La fabrique des mots française est fermée ? » s’insurge Alain Borer, qui rappelle que c’est Guillaume Apollinaire qui inventa le mot avion, à la demande de son ami Clément Ader, à partir du latin avis , l’oiseau. Et c’est en Sorbonne qu’au sein d’une commission réunie par Bull pour trouver l’équivalent du mot computer , un professeur ayant ouvert Malebranche posa son doigt sur « Dieu est le grand *ordinateur * ». Les Québécois nous ont donné du courriel , mais qui l’utilise encore ? En revanche des mots nous reviennent, avec un sens différent qui supplante et cannibalise le précédent, comme « supporter » ou « initier », voire avec un sens moins précis, comme « impacter » ou « générer ». Et que dire du pédantesque « implémenter » pour « implanter », « développer » ou « adapter » ? L’auteur évoque l’image du silure américain , redoutable prédateur et agresseur de la biodiversité, qui siphonne toute une série de mots français : cash absorbe les expressions « sans détour », « face à face », ainsi qu’une foule d’adverbes (« directement », « franchement », « aussitôt »…)
Phénomène concomitant à ce symptôme de dépérissement de l’inventivité, la source de diffusion des mots français à l’étranger s’est complètement tarie. Alain Borer rappelle à nos voisins saxophones qu’ils parlent 63% de mots d’origine française, soit 37 000 vocables directement importés de notre langue. Les Russes ont adopté abordage, absurde, artiste, avant-garde, décolleté, gourmandise, dissident. Depuis notre Grand Siècle, les Polonais s’exclament « c’est Wersal » pour exprimer leur enthousiasme et leur engouement. Et dans les années soixante la Bardot leur a inspiré le mot « bardotka » pour désigner un soutien-gorge sans bretelles. « Rendez-vous » est utilisé dans toutes les langues européennes, à l’exception de l’espagnol, et le lexique du raffinement à la française circule dans le monde entier : apéritif, dessert, champagne, bonbon, champignon. Même les Américains se délectent de « la crème de la crème » ou du « je ne sais quoi ».
C’est une véritable crise de sens que diagnostique Alain Borer, où l’on peut voir l’une des causes de l’autodénigrement, ou du manque de confiance, d’estime de soi des Français. L’usage d’une langue dégradée, où les fautes d’orthographe et de syntaxe deviennent la norme. Oubliée la littérature, forclos son apport essentiel à notre langue, qui fait parler de culte, de « superstition de la perfection » à un écrivain comme Cioran, lequel ajoute dans un entretien avec Léo Gillet « Si je n’étais pas venu en France, j’aurais peut-être écrit, mais je n’aurais jamais su que j’écrivais ». Il est vrai que la langue française est une langue écrite . C’est ce qui fait sa difficulté mais aussi son extraordinaire pouvoir de conviction, et l’a consacrée langue de la diplomatie pendant des siècles. Boutros Boutros Ghali et son successeur au secrétariat général de la Francophonie Abdou Diouf estiment qu’elle est de surcroît « la langue du non-alignement ». Le plaidoyer pro domo d’Alain Borer nous invite à retrouver ces – oserai-je dire ? – « fondamentaux ».
Jacques Munier
Ariane, ma sœur, de quel amour blessée Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !
Phèdre , Jean Racine
Un dossier et un débat à retrouver dans l’hebdo Le Un N°30 du 29 octobre : Le Français a-t-il avalé sa langue ? Avec Alain Borer, Bernard Cerquiglini, Emil Cioran, Nancy Huston…
http://www.le1hebdo.fr/numero/30
La revue de belles-lettres , 2014/1
http://www.larevuedebelleslettres.ch/index.php?titre=10&lang=fr
Une belle revue littéraire, l’une des plus anciennes du monde francophone et une référence en matière de poésie, établie en Suisse et ouverte sur l’Europe. Dans cette livraison en partie consacrée au poète Pierre-Alain Tâche une belle correspondance avec Jean-Pierre Lemaire et Guy Gofette et un texte sur André du Bouchet, ainsi que des poèmes de Trakl, en cette année du centenaire de sa mort, et de bien d’autres, connus ou moins connus, à découvrir
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