Robert Michels : Sociologie du parti dans la démocratie moderne (Folio) / Revue **Le débat ** N°185

C’est un ouvrage de référence, abondamment cité et discuté, un grand classique de la sociologie politique paru en 1910, enfin disponible intégralement. Cette « enquête sur les tendances oligarchiques de la vie des groupes » s’intéresse plus particulièrement aux partis politiques et aux relations de pouvoir qui s’y développent, en partant du constat que toute organisation militante nourrit une tendance à secréter en son sein une forme de gouvernement des élites, avec une propension marquée à l’autoreproduction, voire à la transmission héréditaire. Même les partis révolutionnaires – observe l’auteur – qui font de la lutte contre l’oligarchie leur raison d’être n’échappent pas à cette « loi d’airain », lui apportant ainsi une confirmation éclatante. Comment expliquer autrement que ces partis en viennent à développer en eux-mêmes les tendances contre lesquelles ils affichent pourtant leur hostilité ? Et surtout comment espérer que puisse se réaliser la démocratie dans la société si les partis qui s’en réclament explicitement ne sont même pas capables de la faire exister au sein de leurs organisations ?
Cette vision des choses a été beaucoup discutée. Bourdieu, par exemple, rejette cette loi dans ses Méditations pascaliennes en lui déniant la valeur universelle que lui prête la pensée conservatrice. Mais force est de constater que les analyses de Robert Michels, conçues dans la foulée de l’émergence des grands partis de masse, restent pour l’essentiel toujours valables aujourd’hui et que ce phénomène participe amplement à la désaffection qu’on observe à l’égard des partis politiques, qui semblent avant tout soucieux de se maintenir en l’état, faisant passer le bien public au second plan de leurs préoccupations. Le premier facteur avancé par l’auteur pour expliquer la tendance à l’oligarchie résiderait dans « l’instinct héréditaire » et ce qu’il appelle le « préjugé aristocratique ». L’instinct héréditaire est celui qui commande la transmission du patrimoine dans la sphère familiale. La même disposition serait à l’œuvre au sommet de la hiérarchie des partis. Quant au préjugé aristocratique , voici comment il est illustré : « Même à l’époque où la jeune démocratie et la jeune liberté de l’Amérique n’étaient précisément scellées que par le sang de ses citoyens, il demeurait difficile, à suivre le rapport d’Alexis de Tocqueville, de trouver ne serait-ce qu’un Américain qui ne se fût point vanté par quelque racontar vaniteux d’appartenir à l’une des premières familles qui colonisèrent le sol de l’Amérique. C’est dire à quel point le « préjugé aristocratique » était enraciné chez ces républicains des origines. »
Robert Michels estime que dans la vie partisane – je cite « avec la croissance de l’organisation la démocratie est en voie de disparition . » Sa théorie, souvent inspirée par des considérations relevant de la psychologie sociale ou de la psychologie des masses – c’était la mode à l’époque – laisse peu de place à l’idéal politique, qualifié sans ménagement d’« éthique amenée sur scène comme un décor ». « Le démagogue – affirme-t-il – ce fruit spontané du terreau démocratique, déborde de sentimentalité et d’émotion à propos des souffrances du peuple. » Mais « les mots Liberté, Égalité, Fraternité peuvent encore être lus aujourd’hui tout au plus sur les portes d’entrée des prisons françaises. » Parfois les références historiques sont lapidaires. Lorsqu’il évoque les rares expériences de démocratie directe, c’est pour en souligner l’échec, comme en Suisse les assemblées populaires qui décident et légifèrent à ciel ouvert mais n’offrent « aucune garantie de constance et de rapidité dans la prise de décision, car le moindre orage peut les interrompre ». Encore ne sont-elles viables qu’à petite échelle. Et à propos de la Commune de Paris, qui avait pourtant multiplié les espaces de discussion et les consultations électorales, organisé le contrôle direct des élus, il se contente de rappeler comment elle a « protégé la Banque de France aussi loyalement qu’aurait seul pu le faire un consortium d’inflexibles capitalistes. » Conclusion : « Cela a donné des révolutions, pas des démocraties. »
En somme, ce qu’il y a de plus moderne dans les analyses de Robert Michels c’est finalement le regard désabusé qu’il porte sur la politique. Dans l’avant-propos à la deuxième édition de son livre en 1924 il explique pourquoi il a renoncé à inclure dans ses recherches le bolchevisme et le fascisme. Et c’est donc dans cet angle mort de son étude copieuse que s’est développée à la fois la critique en acte la plus radicale qui soit de la démocratie et les travers les plus monstrueux des dérives qu’il dénonce à propos des partis démocratiques.
Jacques Munier

Revue **Le débat ** N°185
Un N°très Charlie, avec un retour sur le 11 janvier, dont « l’esprit – je cite – au demeurant fort difficile à déchiffrer, est devenu depuis l’objet d’une incantation rituelle »
Et un dossier Laïcité, avec notamment les contributions d’Abdennour Bidar (Une laïcité existentielle), de Régis Debray (« L’au-delà, bizarrement, a horreur du vide »), Chantal Delsol, Paul Thibaud, Shmuel Trigano…
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