Antoine Compagnon : Un été avec Montaigne (Editions des Equateurs) / Revue** Fabula** N°2 Si la Corse m’était contée
L’été est souvent l’occasion des grandes relectures. On retrouvera chez Montaigne l’esquisse d’un parcours idéal dans la condition humaine, avec l’amorce d’une méditation essentielle qui peut commencer par soi-même. « Les autres forment l’homme, je le récite », disait-il. Et l’horizon ouvert par la vacance estivale se prête parfaitement à ce libre exercice d’introspection, dans la halte ménagée entre deux longues périodes de course contre la montre. Car Les Essais ont été conçus dans cet esprit de retraite et d’oisiveté spéculative. Le maire de Bordeaux, engagé dans l’histoire troublée de son temps de guerre des religions, appelé à la difficile charge de négociateur entre catholiques et protestants, notamment entre Henri III et Henri de Navarre – le futur Henri IV – se retire dans sa tour pour, selon ses propres termes « s’entretenir soi-même, et s’arrêter et rasseoir en soi ».
Ici le guide est Antoine Compagnon, professeur au Collège de France – une institution de l’humanisme contemporaine de l’auteur des Essais – et ce guide est un vrai lecteur auxiliaire, qui adopte l’humilité du récitant de « l’humaine condition » et s’entend à faire ressortir l’actualité et l’étonnante fraîcheur des pensées de Montaigne, même si l’on peut conseiller de le lire en binôme avec une édition récente des Essais , d’autant qu’il les cite généreusement, dans cette langue à la fois un peu éloignée de nous et si proche par sa liberté de ton et de divagation. « Dans l’habitude et la continuité de son style – estimait Sainte-Beuve – Montaigne est l’écrivain le plus riche en comparaisons vives, hardies, le plus naturellement fertile en métaphores, lesquelles chez lui ne se séparent jamais de la pensée, mais la prennent par le milieu, par le dedans, la joignent et l’étreignent… ». Montaigne a choisi d’écrire non pas en latin, la langue savante, mais en français et il s’inquiète de l’évolution rapide de ce langage : « qui peut espérer que sa forme présente soit en usage, d’ici à cinquante ans ? Il écoule tous les jours de nos mains : et depuis que je vis, s’est altéré de moitié. Nous disons, qu’il est à cette heure parfait. Autant en dit du sien, chaque siècle. » Il est vrai que la langue est à l’image du monde – je cite « une branloire pérenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Egypte… La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant. Je ne puis assurer mon objet : il va trouble et chancelant, d’une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il est, en l’instant que je m’amuse à lui ». Le thème du devenir permanent de tout et des contradictions qu’il ne manque pas de provoquer est récurrent chez Montaigne, qui vit une époque de grands changements. C’est aussi ce qui donne à sa pensée cette grande mobilité, qui s’exprime dans la subtilité et la souplesse de ses raisonnements. C’est également ce qui la rend parfois obscure car si le mot juste lui vient en patois, il n’hésite pas à l’employer : « Je tords bien plus volontiers une belle sentence, pour la coudre sur moi, que je ne détords mon fil, pour l’aller quérir – écrit-il à propos des citations et il ajoute – Au rebours, c’est aux paroles à servir et à suivre, et que le Gascon y arrive, si le François n’y peut aller ».
Il y a aussi cette étrange ponctuation, avec un usage immodéré des virgules. On sait que, contrairement à Rabelais qui désavoua l’édition de son œuvre par Etienne Dolet, pourtant l’auteur du premier traité de ponctuation, à cause notamment de la multiplication des virgules, Montaigne les appréciait et leur attribuait le pouvoir de donner forme à ce « style coupé » qu’il recherchait au voisinage du langage naturel et de son rythme propre, ou comme il dit « du parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche ». Et Antoine Compagnon interprète son choix du français comme langue d’écriture par son goût pour le commerce des femmes, moins familières des langues anciennes que les hommes : « Je m’ennuie que mes Essais servent les dames de meuble commun seulement, et de meuble de salle – écrit-il dans Sur des vers de Virgile en rêvant que ses lectrices le liront en cachette là où il parle de ses expériences amoureuses – Ce chapitre me fera du cabinet. J’aime leur commerce un peu privé : le public est sans faveur et sans saveur ».
« Qu’un homme tel que Montaigne ait écrit, véritablement la joie de vivre sur terre s’en trouve augmentée » disait Nietzsche qui célébrait également son « courageux et gai scepticisme ». Sans doute pensait-il aussi à sa belle contribution à l’histoire de l’amitié, qui était devenue à la Renaissance une forme essentielle de la sociabilité intellectuelle. Antoine Compagnon rappelle que, sur le tard, « Montaigne reconnaîtra qu’il n’aurait pas écrit les Essais s’il avait conservé un ami à qui écrire des lettres » et il en déduit que « nous devons les Essais à La Boétie, à sa présence puis à son absence ». L’amitié, l’écriture et la lecture : un été avec Montaigne…
Dans le dernier chapitre des Essais intitulé « De l’expérience », il conclut en présentant les grandes lignes de sa sagesse épicurienne, ainsi résumée par Antoine Compagnon : « prenons le temps de vivre suivons la nature jouissons du moment présent ne nous précipitons pas pour rien. » Une philosophie de la vie qu’il condense lui-même en ces quelques mots frappants : « Esope ce grand homme vit son maître qui pissait en se promenant, Quoi donc, fit-il, nous faudra-t-il chier en courant ? Ménageons le temps, encore nous en reste-t-il beaucoup d’oisif, et mal employé ».
Jacques Munier
« Ce style dont on peut dire qu’il est une épigramme continue, une métaphore toujours renaissante, n’a été employé chez nous avec succès qu’une seule fois, et c’est sous la plume de Montaigne. » Sainte-Beuve

Revue Fabula N°2 Si la Corse m’était contée
Un étrange et bel objet, une revue de création littéraire et graphique, conçue par Claire Cecchini
Avec pour ce deuxième N° une livraison submersible, nous sommes en l’an 2049, en pleine dystopie, une utopie qui vire au cauchemar, la Corse allégée de ses côtes est engloutie sous 142 m d’eau « s’organise et s’étend en créant les possibilités d’une existence aquatique » pendant que s’instruit le plus grand procès climatique du futur…
Tous les fabulistes de Fabula : architecte pédiluvien, paysan poète, proxénète des cimes, pirate, cryptozoologue et linguiste des abysses tout un monde œuvre à une renaissance liquide
Un parcours radicalement exotique
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