Nicolas Jounin : Voyage de classes. Des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers (La Découverte) / Revue Socio N°3 Dossier Chercheurs à la barre (Editions MSH)
C’est une belle leçon de sociologie, ainsi qu’une illustration grandeur nature de la réflexivité, cet outil méthodologique qui consiste à retourner sur l’enquêteur l’analyse de la situation et des interactions produites par l’enquête. Nicolas Jounin a conduit dans un environnement hostile plusieurs dizaines de ses étudiants en sociologie de l’université Paris VIII Vincennes – Saint Denis pour étudier les « indigènes » du 8e arrondissement de la capitale, entre l’avenue Montaigne, les Champs Elysées et le parc Monceau. Passés les premiers moments de fascination, voire d’éblouissement et de brutal dépaysement dans des quartiers pourtant situés à une demi-heure de métro de leur port d’attache, ces étudiants se sont révélés de clairvoyants ethnographes malgré les nombreux « rappels à l’ordre social » dont ils ont fait l’objet et qu’ils ont su décrypter, non sans humour parfois.
Premier problème : s’il y a très peu de boulangeries dans ces quartiers pour se restaurer d’un sandwich, les sanisettes sont encore plus rares. À moins de payer un café 3 ou 4 euros pour se soulager, la géographie parisienne n’a doté le 8e que de douze lieux d’aisance gratuits, soit trois au kilomètre carré… Première leçon de statistique, aussi, alors que par comparaison le 18e en compte le double : plus la richesse augmente, moins on trouve de ces équipements, ce qui ne serait pas sans lien avec la volonté de tenir à l’écart les plus indésirables de leurs usagers, les sans-domicile fixe. Ayant recensé avec soin les autres endroits accessibles sans frais, à l’entrée du parc Monceau ou dans la salle Drouot, le professeur Jounin conclut : « Tout compte fait, mieux vaut parier sur la capacité des étudiants à se retenir ».
Les jeunes enquêteurs et enquêtrices ont éprouvé le sentiment décrit par les Pinçon-Charlot dans leur Voyage en grande bourgeoisie . Même si on arrive à percer les codes et qu’on revêt les bons habits, on ne sait pas comment tenir dedans. Parmi les lieux d’observation choisis – magasins chics, palaces ou brasseries huppées – Clélia, Djamila et Samira ont jeté leur dévolu sur le bar du Plaza Athénée , avenue Montaigne. Après avoir été refroidies par l’hôtesse d’accueil qui leur annonce trente minutes d’attente pour qu’une table se libère, au bout de cinq minutes d’obstination elles sont conduites dans une sorte d’alcôve pour disparaître aux yeux des autres clients, apercevant au passage plusieurs tables vides. Difficile de ne pas interpréter ce filtrage poli comme une appréciation muette de leur décalage. Mais le pire est à venir. Après leur temps d’observation, pour une part consacré à détailler leurs propres signes extérieurs de différence subitement vécus comme problématiques – le jean troué et le tee-shirt de sport de Djamila – les jeunes filles quittent leur réduit doré, s’exposant aux regards de la clientèle braqués sur elles. « La sortie est interminable, les regards sont oppressants » note Clélia, contrairement à Djamila la frondeuse qui savoure le moment et éclate de rire pour évacuer le stress, parvenue à l’air libre. Cette épreuve des « dispositifs autochtones d’intimidation » leur inspire un récit qui parvient – je cite Nicolas Jounin « à associer la description de l’hospitalité dégradée dont elles font les frais à l’expression des sentiments que cela engendre ». En ce sens elles ont su appliquer et donner un contenu concret au fameux concept de Bourdieu : « La violence symbolique – écrit-il – est cette forme particulière de contrainte qui ne peut s’exercer qu’avec la complicité active – ce qui ne veut pas dire consciente et volontaire – de ceux qui la subissent et qui ne sont déterminés que dans la mesure où ils se privent de la possibilité d’une liberté fondée sur la prise de conscience. »
En général le sociologue a une position de surplomb par rapport à ses sujets, d’autant qu’il est rare qu’on s’intéresse à ces populations privilégiées, les enquêtes portant plutôt sur l’autre extrémité de l’échelle sociale. Toute la difficulté pour ces jeunes aura été au fond d’apprivoiser l’ethnocentrisme des habitants de ces beaux quartiers, pour lesquels l’opulence est la norme à partir de quoi ils jugent le monde. Le détail savoureux de leur progression dans l’univers des riches illustre cette réflexion du sociologue Olivier Schwartz : « les perturbations ou les événements déclenchés par l’irruption de l’observateur disent nécessairement quelque chose de l’ordre qu’ils dérangent ».
Jacques Munier
Revue** Socio** N°3 Dossier Chercheurs à la barre (Editions MSH)
Un gros dossier sur les chercheurs en sciences humaines impliqués dans les procédures judiciaires, que ce soit comme expert ou comme accusé dans des affaires de diffamation, notamment, face aux lobbies industriels par exemple
Entretien avec Carlo Ginzburg sur la question de la vérité en histoire
Au sommaire du dossier:
•Laëtitia Atlani-Duault et Stéphane Dufoix, « Chercheurs à la barre, Les sciences sociales saisies par la justice. »
•Stephen Ellis, "Face to face with England's libel laws"
•Catherine Lutard-Tavard, « Être à la barre, être accusé(e) »
•Jean-François Gossiaux, « Retour sur expérience »
•Richard Price, « L'ethnologue comme témoin expert : histoires personnelle »
•Nadia Marzouki, « Prévenir ou punir ? Expertise et justice préventive dans la « guerre contre la terreur » aux États-Unis : Le cas de l'affaire Mehanna »
•Volny Fages et Arnaud Saint-Martin, « Jouer l’expert à la barre : l’épistémologie sociale de Steve Fuller au service de l’Intelligent Design »
•Steve Fuller, "La science sans expertise : réponse à Fages et Saint-Martin"
•Volny Fages et Arnaud Saint-Martin, « Réponse à la réponse de Fuller »
•Annette Wieviorka, « L’histoire et la justice »
•Rainer Maria Kiesov, « La science à la barre »
•Sandrine Lefranc et Guillaume Mouralis, « De quel(s) droit(s) est faite la justice pénale internationale ? Deux moments de la constitution hésitante d’une justice de l'après-conflit »
24ème Salon de la revue à l’espace des Blancs-Manteaux à Paris, 48 rue Vieille-du-Temple, 900 revues présentes, des débats du matin au soir à partir de demain 20h30
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