Zbigniew Herbert : Un barbare dans le jardin (Le Bruit du temps) / Revue Gradhiva N°20 Dossier Création fiction (Musée du quai Branly)
Qui veut comprendre le poète – disait Goethe – doit se rendre dans son pays. C’est ainsi que le grand poète polonais a entrepris le périple qui l’a conduit dans les jardins de la vieille Europe sous la lumière qui enfanta les œuvres des peintres de l’Italie renaissante, mais aussi les légendaires aventures de l’esprit décantées dans la pierre des cathédrales, les remparts des Albigeois ou des Templiers, dont il s’entendait à reconnaître l’histoire réduite au silence depuis sa Pologne soumise au joug soviétique. La France a été son point de départ et de rayonnement, Lascaux la première étape de ce parcours initiatique. « Dans le soir où dessine encore Rembrandt, toutes les Ombres illustres, et celles des dessinateurs des cavernes suivent du regard la main hésitante qui prépare leur nouvelle survie ou leur nouveau sommeil », sous cet exergue de Malraux l’arpenteur de mémoire s’attarde dans le Périgord noir à Montignac près Lascaux pour se régaler d’une omelette aux truffes avant de plonger son regard « dans le gouffre de l’Histoire », l’occasion pour lui de décrire le champignon exotique et précieux, dont le parfum est « incomparable » puisqu’il n’a aucun goût. D’emblée le ton est donné, le barbare est dans le jardin.
En Arles, buvant un verre de Côtes-du-rhône au café de l’Alcazar, une reproduction au-dessus du comptoir lui rappelle qu’il se trouve dans Le Café de nuit peint par Van Gogh. Le peintre était venu en Provence « pour trouver un bleu plus intense que celui du ciel et un jaune plus éblouissant que le soleil ». Zbigniew se rancarde auprès d’un vieillard dont on lui dit qu’il a connu l’artiste dans son enfance et il recueille ses propos : « Il courait dans les champs avec ses grandes toiles ! Les gamins lui jetaient des pierres. Pas moi. J’étais trop petit. J’avais dans les trois ou quatre ans. » Capitale de la Provence, Arles était surnommée au Moyen Âge la « Rome gauloise », Frédéric Barberousse s’y fait couronner empereur en l’église Saint-Trophime. Le style roman et provençal de la cathédrale « trapu sans être lourd », « solidement ancré dans le sol » est « le fils tout craché de l’art antique », lequel se fie à la géométrie, « à la sagesse du carré et de la statique ».
Sur la route, le pérégrin bogomile éprouve la sensation étrangement familière et « l’apaisante certitude d’être un citoyen de la Terre, héritier non seulement des Grecs et des Romains, mais presque de l’infini ». À Sienne, la plus médiévale des villes d’Italie où il s’abandonne au plaisir de se perdre, il va vérifier si Suarès avait raison quand il écrivait qu’au petit matin elle sent le buis. Hélas, ce sont les gaz d’échappement qui s’imposent à ses narines en lui faisant regretter « un nuage de trecento ». Qu’il retrouvera devant Le Lavement des pieds de Duccio où un détail aimante son regard : trois sandales noires délacées qui se détachent sur le fond rose du sol, disposées en diagonale comme en escadron et dont « les lanières de chaque côté évoquent des rats pris de panique ».
« Bon ! Tu es allé là-bas, tu as vu plein de choses, tout t’a plu : Duccio, les colonnes doriques, les vitraux de Chartres, les taureaux de Lascaux… » lui disent ses amis auxquels chacun des essais est dédié, à l’exception d’Il Duomo à Orvieto qu’un poète frère lui a recommandé mais dont le nom – Milosz – est interdit pour cause de censure car il a, comme on disait entre soi, « choisi la liberté ». « Il doit bien y avoir dans tout cela quelque chose que tu préfères. » La réponse de Zbigniew Herbert tient dans un long chapitre consacré à Piero della Francesca. À Pérouse, dans le paysage « vert et jaune » de l’Ombrie, il prend son petit déjeuner dans un bistro minuscule où il se trouve face à « un homme aux cheveux gris, barbu, avec des yeux étroits et une allure de boxeur à la retraite » qui lui rappelle Hemingway mais qui n’est autre qu’Ezra Pound. Anecdotique mais puissante entrée en matière pour découvrir le « mathématicien » du Quattrocento qui – je cite « sait se garder de cette psychologie de pacotille qui fait de la peinture un théâtre de gestes et de grimaces ». Devant ses toiles qui le « clouent sur place » Zbigniew Herbert ressent une sorte de « paralysie esthétique ». Il est sensible aux gestes « comme ralentis » mais « authentiques » qui se produisent jusque dans les scènes de bataille ou de meurtre, et « à l’immense paix », « l’impassibilité épique » qui émane de ses fresques. Piero, ajoute le paysan du Danube en citant à nouveau Malraux « est le symbole même de la sensibilité moderne qui veut que l’expression du peintre vienne de sa peinture et non des personnages qu’elle représente. »
Jacques Munier
Revue** Gradhiva** N°20 Dossier Création fiction (Musée du quai Branly)
Dossier coordonné par Daniel Fabre
Comment s’entrelacent fiction et création, soit que cette fiction donne à voir le processus créateur (F. Ponge, La fabrique du pré), soit lorsqu’une fiction est à l’origine de l’œuvre, soit encore lorsque le travail de l’artiste est mis en scène (Le mystère Picasso Georges-Henri Clouzot) ou à travers l’exploration littéraire d’œuvres plastiques (Pierre Michon)
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