Cinéaste atypique, prolifique, indépendant, Boris Lehman a filmé durant 50 ans sa vie et ses amis. Préoccupé par la survie de son œuvre après sa mort, il cherche une cinémathèque où déposer ses archives. Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter l'accompagnent dans cette quête malicieuse, vertigineuse.
Une Expérience signée Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter, réalisée par Diphy Mariani
-Nouvelle écoute pour cette émission initialement diffusée le 15 novembre 2020-
Un récent souci de santé de Boris Lehman lui avait rappelé ex abrupto son âge et la fragilité des corps. Le cinéaste devait affronter l'éventualité d'une fin prochaine et davantage encore la question de l'après, de la conservation de ses films et de toutes les archives accumulées au fil des ans.
C’est difficile d’être mort avant d’être mort ! Mais finalement il n’y a pas d’autre solution : ces films ou bien on les dépose quelque part ou bien on les détruit.
Boris Lehman
Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter connaissaient Boris depuis plusieurs années mais lorsqu'elles l'ont revu, elles ont senti que quelque chose avait changé : une anxiété profonde creusait maintenant son inaltérable gaîté mélancolique. Une anxiété d'autant plus fébrile qu’au même moment, Boris se trouvait contraint de quitter l’atelier où il vivait et travaillait depuis 20 ans et où il avait cru pouvoir enfin poser ses valises après une longue errance. Trouver le lieu idéal où déposer ses archives - un lieu de conservation mais aussi de transmission pour les générations futures - est devenu pour lui une urgence impérieuse, une obsession. Et avec Boris, on ne fait pas dans la demi-mesure : il a planché sur la question avec une minutie pointilleuse, étudié jusqu'aux moindres détails techniques les différentes institutions et établi in fine un "hit parade" du lieu idéal. En tête de sa liste, il a placé la Cinémathèque Suisse.
Maintenant, il est temps d'aller vérifier sur place et négocier, déposer le cas échéant. Le temps presse et à la fois, Boris tergiverse. Aussi obnubilé et têtu soit-il, il semble empêtré dans des doutes, des réticences qui le paralysent. C'est que déposer dans une cinémathèque constitue pour lui une cruelle séparation et risque de changer un matériau vivant en chose morte. Mais surtout, cela revient à mettre le mot fin alors que Boris n'aura cessé, dans sa vie comme dans ses films, de conjurer la mort, de chercher tous les moyens pour ne pas commencer à finir.
Alors "fin"... fin de l’atelier, fin du cinéma de Boris Lehman, fin de vie peut-être... C’est cohérent... Mais bon, est-ce qu’on a une vie cohérente ?! En même temps, l’autre attitude c’est que je m’en fiche. Finalement, les films iront là ou là... Ils seront dégradés ou restaurés...
Boris Lehman
Dans une même phrase Boris peut affirmer une chose et son contraire : et les deux sont vraies. C’est aussi touchant qu'exaspérant. Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter le lui font remarquer.
Ambigu, oui... ambivalent... j'ai besoin qu'on me pousse, qu'on me force un peu...
Boris Lehman
Alors, Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter lui disent "Boris il faut partir !" et proposent de l’emmener et d'emporter, selon son souhait, bobines et cartons pour un éventuel dépôt. Les voici toutes deux embarquées aux cotés de Boris Lehman dans une quête vertigineuse. Un cinéaste vieux, bien qu’encore très alerte, doit faire face à la mort et prendre ses dispositions. Une quête aussi émouvante que comique. Avec Boris, tout prend un ton léger et saugrenu. C'est son humour malicieux, sa singularité profonde, joviale et grave à la fois, burlesque. C'est son art de conteur et la drôlerie qui émane de son côté tatillon jusqu’à l’absurde parfois.
Mais avant le voyage et l'imminence du déménagement, Boris doit trier et réduire ses archives pour les rendre transportables. Et ce n'est pas une tâche facile : pas moins de 800 boîtes de films, 500 000 photos, une centaine de journaux intimes, des milliers d'affiches et de documents. Sans compter la masse colossale de choses les plus variées et improbables, accumulées au fil dans années avec un coté compulsif. Boris collectionne ses cheveux, ses dents, ses messages téléphoniques, les cartes postales reçues, les consignes de sécurité d'avion, des sacs plastiques, des visages qu'il prend en photo à chaque rencontre... Il est également un homme de listes : liste des films qu'il a vus, liste des acteurs qui ont joué dans ses films, liste des festivals où il est allé...
Quand on vide la maison de quelqu’un qui est mort, normalement, en général, cela doit se faire assez vite. On n’a pas le temps de réfléchir, de penser, de faire un tri, alors on choisit vite ça, ça, ça et puis on jette le reste parce que... Mais qu'est-ce qu'on garde ? Qu'est-ce qu'on jette ? C'est le dilemme continu... je n'en sors pas.
Boris Lehman
Il est certain que la logique des conservateurs, auxquels il va se confronter, ne sera pas la même que celle d'un homme et d'un cinéaste impliqué intimement dans ses propres archives. L'archivage répond à d’autres critères, et se doit à la fois d'être assez ouvert puisque les archivistes d'aujourd'hui ne peuvent anticiper ce que les générations futures viendront y chercher. Les questions en fonction desquelles on revisite le passé, varient selon les époques. Boris en est bien conscient.
On sait bien que l’histoire est toujours à refaire et à ré-évaluer. [....] Et puis, tous ces noms qu’on enlève du dictionnaire parce qu’il n’y a pas assez de place. Donc on rajoute des noms mais on en enlève aussi. Mais de toute façon, avec le temps, tout sera jeté. Qu'est-ce qui restera ? C’est un mystère. Cela, je le jette ou pas ? J'oscille entre une chose et l’autre. C’est pour ça que je dis : quand j’ai jeté, c’est radical, on ne peut plus revenir en arrière. Ce qui est fait est fait.
Boris Lehman
Pour l'heure, tout reste à faire...
Pour aller plus loin
- Travail de Boris Lehman
- Archives, Les Annales, 2019.
- Pierre Laborie : le cinéma ou le souffle de l’histoire, par Natacha Laurent, Le Mouvement Social, 2020.
Références musicales
- Sonata for Arpeggione de Franz Schubert par Martha Argerich et Mischa Maisky
- Parlez-moi d'amour de Jean Lenoir par Lucienne Boyer et Boris Lehman
- Tabula Rasa d'Arvo Pärt par Gidon Kremer, Tatjana Grindenko, Alfred Schnittke et Lithuanian Chamber Orchestra
- Time And Space de Ryoji Ikeda
- Flight From The City de Jóhann Jóhannsson
- Kinder Yorn de Mordechay Gebirtig par André Reinitz
- Doina (traditionnel roumain) par Monique Gelders
Générique
Avec : Boris Lehman, Danielle Grce, Patrick Leboutte, Arianna Turci, Serge Goldwicht, Laurent D’Ursel, Léole Poubelle, Justin MacKenzie, Frédéric Maire et Aline Houriet.
Prise de son : Sandrine Mallon
Mixage : Bruno Mourlan
Réalisation : Diphy Mariani
Une création sonore de Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter
Remerciements
Merci à la Fondation Boris Lehman et Dovfilm pour les extraits de films, à la Cinémathèque Royale de Belgique, à l’INSAS et à la Cinémathèque Suisse.
L'équipe
- Production
- Isabelle IngoldProduction déléguée
- Vivianne PerelmuterProduction déléguée
- Réalisation
- Collaboration
- Collaboration