Nos silences, la cassette, l'arbre et l'enfant

Photomontage
Photomontage - Adrien Chevrier
Photomontage - Adrien Chevrier
Photomontage - Adrien Chevrier
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On a beaucoup parlé du silence ces derniers mois. On a parfois essayé de le définir. Mais on a peu cherché à le faire entendre, avec ses contradictions et son hétérogénéité. Adrien Chevrier propose d’entreprendre cette recherche au travers de cette expérience radiophonique.

Une Expérience signée Adrien Chevrier, réalisée par Gaël Gillon

Au départ de ce projet, il y a une question : "Qu’est-ce que c’est, pour vous, le silence, et est-ce que vous pourriez nous en raconter un ?". Cette double question - ou question enchâssée - nous l’avons posée à un grand nombre de personnes : un traducteur, une peintre, un paysan, un éducateur, une violoncelliste, un philosophe, un écrivain, une preneuse de son, un photographe, une productrice de radio, un compositeur ou encore une psychanalyste (dans le désordre et sans tous les citer). 

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Nous l’avons posée et nous sommes restés silencieux.  

Poème d’Haroldo de Campos, si len cio
Poème d’Haroldo de Campos, si len cio
- Violette Astier

Mais cette question, nous ne l’avons pas dévoilée immédiatement : toutes les personnes qui ont été interrogées au cours de ce travail ont accepté – parce qu’elles avaient le sens du jeu, sans doute, ou par curiosité – de nous rencontrer sans savoir à l’avance ce que nous voulions leur demander.

Le Silence est malentendu. Fernand Deligny, Le Propre de l’image 

Nous leur avions simplement demandé de nous accorder une quinzaine ou une vingtaine de minutes. Nous nous installions et lancions l’enregistrement : "La question que nous voulions vous poser est la suivante : qu’est-ce que c’est, pour vous, le silence, et est-ce que vous pourriez nous en raconter un ?".

Marcel Privat dans son champ
Marcel Privat dans son champ
- Palmeraie et désert

Aussi y avait-il, d’emblée, deux formes de réponses possibles : celle qui s’invente par la parole, qui se déploie dans le langage et brise le silence, celle qui manie l’exemple, l’expérience et la métaphore ; et celle, avant toute parole, qui se fait matière, celle qui répond d’abord sans un mot, sans s’appeler réponse, celle qui fait inconsciemment d’abord et avant tout la preuve et l’expérience concrète du silence. Qu’est-ce que c’est, pour vous, le silence ? D’abord, toujours, une hésitation, un moment suspendu, un silence, comme une didascalie ; puis, vient la parole.  

Nous avons conservé ces deux réponses.   

Le silence d’une langue que personne ne parle plus sauf un. Marguerite Yourcenar, dans sa maison de Petite Plaisance, et à qui l’on demande ce que cela fait de passer tant de temps à traduire les anciens plutôt qu’à accomplir sa propre œuvre répond que cela n’a aucune importance. Unus ego et multi in me. Je suis un(e) mais il y a une multitude en moi. Elle use de la langue d’Hadrien pour répondre. Le silence de l’enfant ouvrier, qui débute au même poste que son père. Celui du danseur qui reprend le rôle d’un danseur qui n’est plus. Du maître qui serre son obi autour de son kimono. Christophe Fourvel, Tant de silences

Et puis, pour certains, nous leur avons demandé de lire un texte : un poème, l’extrait d’une pièce de théâtre ou le récit d’une rencontre.

J’ai demandé à Nelson Mandela, quand je l’ai rencontré, de faire une minute de silence. Il ne me connaissait pas, il ne savait pas ce que j’allais faire et je lui ai demandé une minute de silence. Il a dit oui. Et cette minute, il l’a complètement maitrisée. Je n’avais pas de chronomètre et lui non plus. Il était dans son bureau et il a géré la minute, comme s’il avait un chronomètre dans la tête. Ses vingt-sept ans de prison y sont pour quelque chose, il connaît le temps, il a la valeur du temps. C’était un peu osé de ma part de lui redemander une minute de prison, une minute de silence, une minute de son passé, une minute de douleur, une réminiscence de sa terrible expérience. Raymond Depardon, Errance

Portrait de Nelson Mandela
Portrait de Nelson Mandela
- Palmeraie et désert

Et ces textes aussi, nous nous sommes efforcés de les faire dialoguer les uns avec les autres, d’une réponse à l’autre, d’une surprise à l’autre.  

Il n’y a pas – c’est sans doute vrai de chaque chose – une définition unique du silence. Il en existe une infinité ; elles empruntent aussi bien à la parole qu’au geste, à l’expérience qu’à l’imaginaire, au bruit qu’à son absence. Les silences sont affaire de contrastes et d’agencements.  

En suivant la ligne de crête des rapprochements que produisait chaque réponse (entre des perceptions sensibles communes, des privilèges ou des pénibilités partagées, des expériences comparables ou rigoureusement opposées) nous avons simplement essayé de composer les ébauches de quelques correspondances. 

Pour construire une des trames possibles, parmi d’autres, de nos silences. Adrien Chevrier

-A la mémoire de Sonia Alvarez de Toledo-

RONDEAU de Samuel Beckett, Peste soit de l’horoscope et autres poèmes

tout au long de ce rivage
à la tombée du jour
seul bruit les pas
seul bruit longuement
jusqu’à s’arrêter sans raison
alors aucun bruit
tout au long de ce rivage
aucun bruit longuement
jusqu’à repartir sans raison
seul bruit les pas
seul bruit longuement
tout au long de ce rivage
à la tombée du jour.

Pour aller plus loin

Bibliographie

  • James Agee, Walker Evans, Louons maintenant les grands hommes, Plon, 2002.
  • Samuel Beckett, Peste soit de l’horoscope et autres poèmes, Minuit, 2012.
  • Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard, 1969. 
  • John Cage, Silence, conférences et écrits, 2012. 
  • Italo Calvino, Sous le soleil jaguar, Gallimard, 2013. 
  • Marguerite Duras, La Vie matérielle, Gallimard, 1987. 
  • Christophe Fourvel, Tant de silences, L’Atelier contemporain, 2016. 
  • Ritwik Ghatak, Des films du Bengale, L’Arachnéen, 2011. 
  • Franz Kafka, "Le Silence des Sirènes", Œuvres complètes, Gallimard, 2018. 
  • David Le Breton, Du silence, Métailié, 1997. 
  • Maurice Maeterlinck, Le Trésor des humbles, Hachette, 2008. 
  • Pascal Quignard, Vie secrète, Gallimard, 1999. 
  • Anton Tchekhov, La Cerisaie, Actes Sud, 2002. 
  • Alain Veinstein, Radio sauvage, Seuil, 2010.

Filmographie 

  • Andreï Tarkovsky, Le Miroir 
  • Renaud Victor (avec la voix de Fernand Deligny), Ce Gamin, là 
  • Philip Gröning, Le Grand Silence 
  • Robert Bresson, Un condamné à mort s’est échappé 
  • Raymond Depardon, Claudine Nougaret, La Vie moderne 
  • Raymond Depardon, Afriques : comment ça va avec la douleur ? 
  • Leos Carax, Mauvais sang 
  • Andreï Tarkovsky, Le Sacrifice 

Archives 

  • Marguerite Duras, "Quelque part ailleurs en étant là", Le Bon plaisir, France Culture, 1984. 
  • Leos Carax, "Boy meets girls", Le Cinéma des Cinéastes, France Culture, 1984.
  • Wolfgang Amadeus Mozart, "Grande messe en ut mineur K427", Orchestre de chambre de l’ORTF, France Culture, 1972.

Musiques

  • Park Jiha, Communion 
  • Yoko Ono, 4“33 

Générique

Avec : André Markowicz, Jacques Lin, Sonia Alvarez de Toledo, Sonia Wieder-Atherton, Jean-Luc Nancy, Tanguy Viel, Ramuntcho Matta, Luar Maria, Violette Astier, Bertrand Ogilvie, Raymond Depardon, Claudine Nougaret, Augustin Trapenard, Marie Richeux, Sophie Pierre, Nicolas Frize, Jack Souvant, Mariya Nikiforova et Kim Gillon.

Archives INA : Marine Decaens 

Mixage : Cédric Chatelus 

Réalisation : Gaël Gillon

Une création sonore d'Adrien Chevrier

L'équipe