Ce grand principe de nos sociétés politiques n'en finit pas de faire débat. L'organisation de la liberté d'expression doit elle être repensée devant de nouveaux défis ?
- Monique Canto-Sperber Philosophe, directrice de recherche au CNRS, ancienne directrice de l’ENS et ancienne présidente de l'université Paris sciences et lettres (PSL), auteure de plusieurs ouvrages de philosophie antique et philosophie morale contemporaine
La liberté d’expression est le sujet d’ardentes polémiques depuis plusieurs années.
D’un côté, l’abondance de commentaires, d’analyses « à chaud » et de polémiques donnent l’impression d’un brouhaha permanent. De l’autre, de nombreuses voix s’inquiètent de l’apparition de nouvelles formes de censures qui émaneraient de la société civile elle-même et redoutent la « cancel culture ».
Des juristes s’inquiètent quant à eux des appels à durcir la législation dans le cadre de la lutte antiterroriste et redoutent que l’État ne finisse, au nom de la protection de la liberté d’expression, par s’en prendre à cette dernière. Dans un essai dense, Sauver la liberté d’expression, la philosophe Monique Canto-Sperber retrace l’histoire de ce principe moral, élevé au pinacle du système de valeurs dans nos sociétés libérales. Elle rappelle que pour de nombreux auteurs fondateurs de nos modèles politiques comme le philosophe John Stuart Mill, c’est de l’échange public et contradictoire qu’émerge le progrès intellectuel et, éventuellement, la vérité.
Mais peut-on tout dire ? Les débats sur la caricature et la satire ont posé la question quasi-philosophique de l’adéquation entre la liberté et le respect. Et la multiplication des discours de haine en ligne a fini par nous obliger : la question de la limitation de la libre parole ne peut plus être esquivée. Le même John Stuart Mill soulignait aussi que le tort causé à autrui constitue bien une limite à la liberté d’expression. Mais à qui revient-il alors de définir le préjudice ? Les récentes censures de tweets de Donald Trump par des plateformes numériques contraignent les institutions à trouver une réponse adéquate. Monique Canto-Sperber propose d’éclairer ces questions enchâssées et de nous aider à les considérer avec la distance, le calme et savoir du temps long nécessaires.
Des revendications antinomiques avec la liberté d'expression ?
Les revendications exprimées pour une meilleure prise en compte des identités ethniques, remettent en cause l’ordre établi. Y voir du dogmatisme n’est-ce pas un biais d’analyse par ceux qui participent de cet ordre établi ?
Une revendication doit être ouverte au sens où on accepte d’en discuter. Le problème c’est que dans les mouvements de censure il n’y a pas lieu de débattre.
Ceux qui prétendent que la parole doit être libérée, qu’il faut pratiquer une parole qui explore toute les possibilités et que rien ne retient, d’une certaine manière défende leur interprétation radicale de la liberté d’expression. Ce qui est menacé, c’est le débat. La principale victime sont les valeurs progressistes qui, au lieu de discuter, sont devenues des dogmes qu’on ne sera bientôt plus capable de défendre.
Victime de son succès, la liberté d’expression ?
J’insiste sur le fait que la liberté d’expression est un mot valise qui englobe la liberté de conscience, qui reconnaît la souveraineté de l’individu sur le contenu de sa conscience. Dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, l’article 10 souligne que nul ne peut être inquiété par le contenu de ses expressions et peut les exprimer dans les limites tracées par la loi.
La liberté d’expression ne s’est pas démocratisée mais généralisée en ne concernant plus seulement les convictions religieuses. Lorsqu’elle s’est attachée à toutes les opinions possibles dans une société, elle s’est exposée à des dérives.
Quel rôle pour la justice ?
Il y a d’une part l’institution judiciaire qui définit les délits et les possibilités d’incriminations en matière d’expression publique. C’est le premier recours pour réguler la parole publique mais dont les insuffisances sont remarquées par tout le monde et c’est normal. Ça prend du temps pour la justice de se prononcer et quand elle le fait, de nombreux réseaux ont déjà eu l’occasion de s’exprimer avant la justice et de condamner. La justice n’est pas faite pour protéger mais pour sanctionner la parole coupable.
Les responsables des organismes qui relaient la parole publique et peuvent la refuser doivent rester indépendants de ces pressions. Il faut préserver les lieux où de véritables opinions contradictoires peuvent s’exprimer. J’insiste sur le fait que la justice est nécessaire mais elle ne rendra jamais la parole à celui qui en ai privé, si ce n’est en imposant le droit de réponse dans les journaux. Il y a la justice aussi au sens philosophique du terme, c’est à dire rester au plus près de l’incrimination : il y a des paroles qu’on peut tolérer et d’autres non. Cette limite peut être encadrée par des règles mais c’est surtout une recherche collective.
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