L’information comme élément majeur de la vie démocratique. Un point de départ pour un entretien entre deux sociologues et une économiste.
- Julia Cagé Économiste, spécialiste de l’économie des médias
- Luc Boltanski
- Arnaud Esquerre Sociologue, directeur de recherche CNRS et directeur de l'Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (Iris) de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)
L’information, les médias et la politique. Le sujet n’est pas nouveau, on vous l’accorde. Mais il est évolutif. La confiance dans les médias est à la baisse, les phénomènes de concentration à l’aube d’une nouvelle hausse.
Les spécialistes et analystes, eux, continuent de progresser dans leur compréhension des mécanismes et des relations qui unissent information et politisation, médias et pouvoir. Et en période de campagne électorale, il est attendu, normal et légitime que le rôle et la place de l’information soient observés avec plus d’acuité encore. Si l’influence médiatique dans la vie électorale est questionnée, pour beaucoup d’analystes, les médias continuent de co-produire un agenda, de co-hiérarchiser les questions débattues, et donc d’orienter et cadrer en grande partie l’attention publique.
Pour les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, c’est bien par le truchement de l’actualité, quand elle vient se mêler à la réalité vécue, que les personnes se trouvent concernées par la politique. Leur étude d’un corpus basé sur les commentaires en ligne leur fait aussi dire que l’actualité politique, versée dans la conversation, est un important dispositif pour quiconque veut se lier, s’identifier ou se différencier.
L’économiste Julia Cagé prend donc très au sérieux le sujet de l’information. Pour elle, il ne s’agit ni plus ni moins d’un bien public. Un bien public qu’il nécessite donc de penser la production, le modèle économique et la qualité.
Entretien.
Luc Boltanski est sociologue et directeur d'études à l'EHESS. Arnaud Esquerre est directeur de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS - EHESS/CNRS). Ils publient “Qu’est-ce que l’actualité politique ? Événements et opinions au XXIème siècle” chez « NRF Essais », Gallimard, le 10 février 2022.
Julia Cagé est professeure d’économie à Sciences Po Paris, auteure de “Pour une télé libre. Contre Bolloré” aux éditions du Seuil, le 4 février 2022.
Le poids de l'actualité dans nos sociétés
Que veulent les Français en matière d’information et d’actualité politique ?
Ce qu'on veut le plus souvent face à l'actualité, ce sont des informations qui soient les plus passionnantes possibles mais aussi, qui soient vraies. Il y a une tension entre le fait de capter l'attention, et avoir des faits vérifiés, avérés... Arnaud Esquerre
L'actualité fait toujours débat : s'agit il d'informer les individus ou de les façonner ?
L'actualité est absolument centrale dans nos sociétés. On se réveille en écoutant la radio, nous regardons les actualités sur nos téléphones... Et puis nous en parlons, donc nous devenons nous-même des créateurs d'information : "Quoi, tu ne sais pas que... ?" Et l'actualité nous jette, dans un monde qui est le nôtre, tout en nous jetant dans des réalités qui ne sont justement pas les nôtres. C'est une question d'échelle : elle nous donne accès à ce qui est inaccessible, dans le monde qui est le nôtre, mais à une autre échelle que celle de notre vie quotidienne. Et là aussi, il y a une tension, entre le monde vécu et l'actualité, qui a un poids énorme dans la formation des comportements politiques. Luc Boltanski
Penser le lien entre commentaires en ligne et démocratie
L'enquête de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre a mis en rapport deux éléments, d’une part la mise en actualité et d’autre part la politisation en adoptant un point de vue particulier : l’analyse des commentaires publiés sur le Monde numérique et sur INA actualité notamment.
Le processus de politisation consiste à aller chercher dans le hors-politique des éléments pour les mettre dans le politique. Ce sont ces éléments qui transitent du non-politique au politique qui attirent, qui excitent le plus les lecteurs et les auditeurs et qui entraînent des conflits entre eux et les oppositions les plus vives. Luc Boltanski
Depuis vingt-ans, les discussions en ligne ont transformé la vie démocratique et ont mis à l'épreuve la manière dont les démocraties fonctionnent. Ce qui était très intéressant était de montrer cette capacité que chacun a de participer à cette vie démocratique. Arnaud Esquerre
Est-ce que cet accès d’un nombre important de gens à la parole médiatique via les commentaires va dans le sens de la démocratie ? Ou est-ce une nouvelle pathologie du numérique ?
L’engagement suppose la responsabilité, que celui qui s’engage, engage son nom sur un certain thème et en de telles façons qu’il puisse être reconnu par d’autres comme ayant eu telle position. Or dans le cas des commentateurs du Monde, la plupart interviennent sous forme de pseudonymes. Ça crée une sorte d’irresponsabilité ou de dédoublement qui est préjudiciable à la démocratie. C’est une question pendante qui demanderait un encadrement au niveau de l’anonymat. Luc Boltanski
Le pluralisme en question : le cas de CNEWS
Quelle serait la différence entre les journaux et les chaînes de télévision comme CNEWS ?
Pour ce qui est de la presse écrite, qui est un marché sur lequel il est facile de rentrer et de créer son journal ou son site web, on a considéré, à juste titre, que le pluralisme externe était suffisant - on a L’Humanité, Le Figaro, Le Monde… - et la pluralité est assurée par la multiplication des titres. Ce n’est pas la même chose avec la télévision. Le nombre de chaînes est relativement limité et on considère qu’à la télévision, il est nécessaire d’avoir un pluralisme interne. Julia Cagé
CNEWS se défend en disant que la chaîne représente différents types d’opinion. Le pluralisme de la chaîne est-il contestable ?
Ce qui est contestable est qu’il s’agisse d’une chaîne d’information. La chaine ne respecte plus la convention signée avec le CSA, aujourd’hui Arcom. Vincent Bolloré l’a reconnu devant le Sénat : « nous sommes une chaine d’opinion » alors qu’ils ont reçu une fréquence hertzienne pour être une chaîne d’information. Il y a ensuite la question du pluralisme. CNEWS ne respecte pas ses obligations en terme de représentation du corps politique français. Julia Cagé
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