Liberté d’expression, liberté d’enseigner : le casse-tête des professeurs. Avec François Héran et Bruno Nassim Aboudrar.

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. ©Getty - Godong
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Il semble que bien des enseignants fassent face à une situation pour le moins paradoxale : des élèves utiliseraient leur liberté d’expression pour critiquer des contenus pédagogiques visant à promouvoir… l’exercice de la liberté d’expression.

Avec
  • François Héran Sociologue et professeur au collège de France
  • Bruno Nassim Aboudrar Professeur d'Histoire et théorie de l'art à l'Université Sorbonne Nouvelle, ancien directeur du Laboratoire International de Recherches en Arts (LIRA)

L’assassinat de Samuel Paty le 16 octobre 2020 a soulevé des questions douloureuses et des débats animés sur la liberté d’expression, l’éducation, les principes qui régissent le vivre-ensemble et le respect des institutions républicaines censées nous lier les uns aux autres.

Au cœur des discussions arrimées à des symboles comme le journal Charlie Hebdo, parfois assorties d’invectives – l’islamo-gauchisme s’est invité à cette période -, les difficultés rencontrées par les enseignants dans les collèges, les lycées et parfois les universités.

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Peut-on outrager les croyances sans outrager les croyants ? Pourquoi les images, les caricatures notamment, provoquent de telles réactions émotionnelles ? Certains dessins qui désacralisent le religieux sont-ils devenus sacrés par l’entremise d’un État offensif sur le terrain de la laïcité ? Quelle place enfin, au sein des établissements scolaires pour la satire ?

Avec François Héran, sociologue et démographe, professeur au collège de France, auteur de “Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression” (La Découverte, 2021). Il sera rejoint en seconde partie par Bruno Nassim Aboudrar, professeur d’esthétique et d’histoire de l’art à l’Université Paris 3 - Sorbonne nouvelle, auteur de “Les dessins de la colère” (Flammarion, 2021), “Comment le voile est devenu musulman” (Flammarion, 2014) et “Qui veut la peau de Vénus ?” (Flammarion, 2016)

Discriminations directes et indirectes

Le principe de la loi de 1972 a changé la liberté de la presse avec l'idée que la discrimination était nécessairement quelque chose d'intentionnel, de rattachable à un discours précis. C'était au pénal que cela se réglait puisqu'il fallait démontrer qu'il y avait bien une intention de discriminer. Le deuxième titre de la loi de 1972 s'en prenait aussi aux personnes détenant une autorité publique qui avaient refusé sciemment un droit. Le problème, c'est que l'immense majorité des discriminations aujourd'hui sont non intentionnelles. François Héran

La discrimination indirecte existe, dans le droit : dans les directives européennes depuis 2000, et dans le droit français depuis 2008. François Héran

L'interprétation de la liberté d'expression

Je voudrais qu'on sorte des absolus, de l'espèce de chantage moral dans lequel on est enfermé, de l'idée qu'il faut sacraliser des caricatures qui ont pour objet de désacraliser. Je souhaiterais que l'on puisse faire une longue analyse de la liberté de conscience et de la liberté d'expression, depuis les origines américaines, depuis 1789, depuis la Déclaration universelle des droits de l'homme. Ces deux libertés existent. Chacun des articles affirme le principe de la liberté. Ensuite, les articles précisent les limites de la loi. Enfin, la jurisprudence a déterminé que les limites pouvaient être liberticides. Il faut donc limiter ces limitations. François Héran

L'idée d'outrage pour outrager, par exemple, n'est pas possible dans le droit français. Lors du fameux procès des caricatures de Charlie, il était question de la représentation de Mohamed, dont le turban était en forme de bombe sur laquelle était inscrite la profession de foi islamique. Le tribunal avait dit que cette caricature en soi outrageait tous les musulmans. Néanmoins, elle était de petit format, se trouvait à l'intérieur d'un cahier, avec bien d'autres signatures. Dans ce contexte précis, elle n'outrepassait pas la liberté d'expression. Il faut donc graduer : la liberté d'expression n'est pas absolue. Pas plus que la liberté de croyance, évidemment. François Héran

Les caricatures du point de vue de l'histoire de l'art

On a tendance à oublier qu'il s'agit d'images et que les images ont leur propre rythme et leur propre histoire, engagent leur propre sens. Dans la question de l'iconoclasme, il y a au moins deux aspects. D'une part, l'iconoclasme musulman n'existe pas dans l'histoire de l'islam. Elle n'a pas été une religion iconoclaste, mais aniconique. Bruno Nassim Aboudrar

On entend par l'iconoclasme la destruction des images par image.  L'Islam est une religion globalement sans images, aniconique. Ce n'est pas une religion qui avait la tradition de détruire des images. L'iconoclasme est une affaire plutôt chrétienne. Dans les monothéismes, le grand iconoclasme qui a donné son nom à cela, ce sont des crises qui ont eu lieu à Byzance aux huitième et neuvième siècle.  Bruno Nassim Aboudrar

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