Dans nos sociétés occidentales, le travail est le principal moyen de subsistance mais aussi une part essentielle des occupations de chacun. L’ordre social s’organise autour de lui. En a-t-il toujours été ainsi ? Une histoire de l’humanité au travail, avec Dominique Meda et James Suzman.
- Dominique Méda Professeure de sociologie à Paris-Dauphine, Productrice chez France Culture
- James Suzman Anthropologue.
Les confinements et le télétravail ont révélé la place que prenait le travail dans notre vie, notre temps et notre espace. À la fois valorisé pour l’estime de soi et le statut social qu’il apporte et décrié pour sa présence grandissante dans notre quotidien, le travail a toujours soulevé des questions économiques, politiques et sociales. Mardi 5 octobre des milliers de salariés, chômeurs et étudiants manifestaient contre les réformes des retraites et de l’assurance chômage, appelant notamment à la revalorisation des salaires.
Si revaloriser le travail est aujourd’hui avancé comme une solution à la crise économique et sociale en France, Dominique Meda rappelle qu’un idéal de travail n’a jamais été atteint dans l’histoire moderne et qu’il mérite une définition collective. Dans l’histoire de l’humanité, le travail a en effet conditionné le regroupement des hommes en société à travers notamment la maîtrise de l’agriculture, puis le développement des villes, d’après l’anthropologue sud-africain James Suzman. Dans Travailler. La grande affaire de l’humanité (2021), publié chez Flammarion, il propose une histoire du rapport de l’homme au travail, des chasseurs-cueilleurs des civilisations primitives à la menace de la robotisation et de l’intelligence artificielle sur nos emplois.
Disparition du travail, ou bien des travailleurs ?
D'après la une de The Economist cette semaine, ce qui disparaît, ce sont les produits disponibles : il y est question de l'économie de pénurie. Cela veut dire que finalement, il n'y a pas un trop-plein de bras disponibles, comme avant la pandémie, mais qu'on manque de bras. Et donc ce seraient plutôt les travailleurs que le travail, qui seraient en voie de disparition ?
Je pense que ce sont des traces profondes laissées par la crise, qui a vraiment tout bouleversé. D'une part, c'est la conséquence de la division internationale du travail sur la base de laquelle nous fonctionnons depuis quelques années, avec laquelle tout est fragmenté. Dès qu'il y a un endroit avec un petit dysfonctionnement, tout s'arrête, et donc nous sommes tous interdépendants. Puis il y a également les nouveaux comportements que suscite la crise non pas sanitaire, mais écologique : les gens se précipitent sur de nouveaux produits comme les vélos, développent de nouvelles pratiques, en pensant à ces grands changements qui arrivent. Dominique Méda
Cela veut dire qu'il va falloir augmenter les salaires, de façon assez classique, ou bien est-ce que notre société pourrait voir modifier un certain nombre de ses fondamentaux, par exemple la place du travail ou le rapport que l'on a à certains emplois ?
Je pense que cette double crise, sanitaire et écologique, a fait prendre conscience aux personnes qu'un certain nombre de choses allaient et devaient changer. Premièrement, il est évident que si nous prenons notre vulnérabilité révélée par la crise sanitaire, et nos exigences dans la lutte contre le changement climatique, nous allons devoir reconstruire complètement notre économie : rénover nos bâtiments, mais aussi consommer moins, peut-être faire moins appel à des machines et plus à du travail humain pour utiliser moins d'énergie. Ensemble, un grand nombre de révolutions qu'il nous faut préparer, car si on laisse les choses se faire naturellement, cela va être complètement catastrophique. Dominique Méda
Décroissance et pouvoir d'achat
Mais on serait donc très loin de la décroissance, puisque finalement, non seulement il y a une pénurie qui pèse sur nos modes de vie, mais la transition écologique requière de nouveaux objets qui nous font défaut ?
Oui, mais s'il y a une pénurie de vélos en ce moment et si les gens se précipitent dessus, on va avoir un changement économique important, avec peut-être enfin un transfert de la voiture vers le vélo. On sait que dans les grandes villes, un grand nombre de très petits trajets sont faits avec la voiture. Peut-être que d'ici 10 ou 20 ans, on aura un PIB qui sera composé de choses très différentes. Peut-être qu'il sera stable, peut-être qu'il sera un peu réduit. Dominique Méda
Aujourd'hui, si on prend les journaux, la principale question est celle du pouvoir d'achat...
Bien sûr. Mais de qui le revenu va-t-il baisser ? Peut-être pas les revenus de tout le monde. Peut-être qu'on va assister à un rééquilibrage entre des revenus bien trop insolents et des revenus bien trop faibles. Dominique Méda
Les chasseurs-cueilleurs, nos ancêtres
Dans Travailler. La grande affaire de l'humanité, on a l'impression que la principale réforme qui a eu de grandes conséquences sur nos destins, c'est quand on a cessé d'être des chasseurs-cueilleurs. Et cependant, cela a été une très mauvaise affaire...
La transition des chasseurs-cueilleurs aux agriculteurs, qui avait commencé il y a 10 000 ans, relève d'une dynamique qu'on ne comprend pas nécessairement bien, mais les conséquences de la transition sont énormes. Les chasseurs-cueilleurs, on le sait, ne travaillaient pas de façon acharnée, ils étaient plutôt bien nourris et mettaient l'accent sur la satisfaction de leurs besoins immédiats.
Après l'agriculture, nous avons été pris dans l'engrenage de la consommation, de la production, et cela a structuré l'infrastructure de nos économies, nos valeurs. Le plus intéressant, c'est que nous ne sommes plus une économie agricole : nos ambitions ont changé. C'est pourquoi il faut comprendre la manière dont vivaient ces ancêtres pour peut-être façonner un nouvel avenir. James Suzman
Le travail et l'énergie
Vous rappelez qu'il y a un fort rapport entre le travail et l'énergie. Comment est-ce que cela s'articule ? On le voit bien aujourd'hui, puisqu'il est question de transition énergétique, mais en réalité, on le voyait déjà bien auparavant.
A bien des égards, l'histoire du travail, c'est l'histoire de l'énergie, en tout cas de notre relation à l'énergie. D'une manière très claire, tout le vivant travaille : en captant l'énergie, et en l'organisant, en l'utilisant. Pour la plupart des espèces, l'énergie est venue au cours de l'histoire de l'alimentation. L'histoire humaine se définit par le fait que nous avons su externaliser certaines énergies : ce n'était plus juste l'alimentation, mais nous avons utilisé l'énergie du bois avec le feu, et cela a étendu nos options énergétiques. James Suzman
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