Gustave Flaubert à Jeanne de Tourbey

France Culture
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Alors que son oeuvre romanesque vise l’impersonnalité débarrassée de toutes les illusions réalistes ou naturalistes pour aboutir au fameux “livre sur rien”, sa splendide correspondance dévoile l’homme profondément attachant que fût Flaubert : tendre et emporté, amical et véhément, amoureux et railleur, bref, toujours profondément incarné.

En octobre 1870, cela fait trois mois que les Prussiens sont en guerre avec la France. Un conflit qui perdure malgré la défaite de Napoléon III à Sedan. Bazaine résiste, puis cède, capitulant à Metz le 27 octobre. Alarmé, angoissé, c’est un Flaubert pétri de détresse qui communique ces nouvelles alarmantes à sa vieille amie Jeanne de Tourbey, demi-mondaine au salon naguère installé rue de l’Arcade par le prince Napoléon, et dont il a été très amoureux douze ans plus tôt. Née Marie-Anne Detourbay dans une famille champenoise très pauvre, cette demi-mondaine a connu une ascension sociale foudroyante en appliquant la maxime de la Belle Otero selon laquelle “la fortune ne vient pas en dormant seule”. Remarquée dans un bordel parisien par Dumas-fils, protégée par Sainte-Beuve, elle a collectionné les amants fortunés dont l’étonnant diplomate ottoman Khalil Bey, commanditaire de L’Origine du monde de Courbet. Fiancée en 1870 à Ernest Baroche, maître des requêtes au Conseil d’Etat qui sera tué au combat en octobre, elle héritera de son immense fortune avant d’épouser le comte de Loynes et de se relancer en salonnière nationaliste, catholique et anti dreyfusarde sous la IIIe République. Quant à Flaubert qui, en cette terrible année 1870, verra disparaître sa mère et sa retraite de Croisset envahie par les Prussiens, les dix ans qui lui restent à vivre seront ceux de la plus grande solitude. Ceux aussi de la rédaction des Trois Contes et de Bouvard et Pécuchet .

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Samedi, 11 h. du soir

Ma chère amie,

Je vis encore puisqu’on ne meurt pas de chagrin ! Par dessus les douleurs de la patrie j’ai celle du foyer - Songez que je vis seul avec ma mère qui a 77 ans, et que ces évènements achèvent, au milieu d’une population stupide et assaillis par les pauvres- Nous en avons jusqu'à 400 par jour ! Tout dépend de la sensibilité des gens or je ne crois pas qu’il y ait en France quelqu’un qui souffre plus que moi. Comment ne suis-je pas encore devenu fou ! La reddition de Metz (qui n’est pas encore officielle) est pour moi une chose inexplicable. Bazaine nous a-t-il trahis ? dans quel but ? – Cette catastrophe va démoraliser la province - Mais Paris tiendra bon. – Avant que les Prussiens n’y entrent il y aura des boucheries formidables. Quelle guerre ! Jamais on a vu de pareilles horreurs. C’est une dévastation systématique. Leur rêve est de nous anéantir. Il me semble que j’assiste à la fin du monde. Je n’ai aucune nouvelle d’aucun de vos amis. La Seine-Inférieure jusqu’à présent est bien défendue. Mais si les Prussiens s’y présentent en grand nombre, ce sera comme partout ailleurs. Ah ! si nous avions un vrai succès sur la Loire, si Trochu faisait des sorties formidables les choses changeraient. Mais changeront-elles ? Pauvre Paris ? pauvre France ! jamais on ne les a tant aimés n’est ce pas ? Comment vivez vous à Londres ? Qui voyez-vous ? Je voudrais bien vous tenir compagnie. Ecrivez-moi. Je vous baise les deux mains bien fort. Votre vieil ami peu gai ! !