Jules Barbey d'Aurevilly à la baronne de Bouglon

France Culture
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A 65 ans passés, le flamboyant Barbey d’Aurevilly n’a rien perdu de sa combativité ni de sa superbe. Bien qu’il se soit emporté toute son existence contre “le bourbier du journalisme”, comparant les journaux aux “chemins de fer du mensonge” et considérant la rédaction d’articles comme des “prostitutions masquées”, la presse demeure son principal gagne-pain jusqu’à la fin. Polémiste-né, impertinent, hardi, l’auteur des Diaboliques excelle dans le coup de griffe et de semonce. Surtout quand il s’agit d’épingler les ridicules de ses confrères écrivains. La preuve, comme en écho, par cette lettre écrite de son cher Cotentin à l’“Ange blanc”, la fameuse Emilie Hortense de Sommervogel, baronne de Bouglon, rencontrée en 1851 dans le salon de la nièce de Joseph de Maistre. À l’époque, Barbey traverse une grave crise. Royaliste compromettant et catholique scandaleux, ses rêves politiques se sont effondrés avec la Révolution de 48 et la publication d’Une Vieille maîtresse fait scandale. Mais subjugué par cette jeune veuve blonde et pâle de 32 ans qui, lors d’un dîner, a jeté ses gants dans son verre en lui intimant l’ordre de ne plus boire d’alcool, le futur “Connétable des lettres” s’incline et se soumet. Une nouvelle vie calme et vertueuse commence alors auprès de celle qu’il surnomme sa “Vierge-Veuve”, sa “Rédemptrice”, qui lui rappelle sans doute Louise des Costils, son premier amour de jeunesse impossible. Pendant dix ans, il espère d’elle un mariage qui n’aura jamais lieu, tandis qu’elle tente – en vain et heureusement ! - d’adoucir sa plume de feu. Leur tendre amitié perdurera trente ans. Et ce, malgré l’entrée dans la vie de Barbey, en 1879, d’une certaine Louise Read toute dévouée à sa gloire. Dix ans plus tard, il jurera encore sur son lit de mort que son amour pour Madame de Bouglon est “immuable”, “inarrachable”. À l’instar de son inébranlable fidélité au Trône, à l’Autel, au dandysme, et par-dessus tout au style.

Valognes, samedi 24 Juillet 1874

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J’ai reçu votre petite lettre qui m’a fait, ma chère Âme aimée, plus de plaisir qu’elle n’était grosse. Elle m’est arrivée au moment où j’écrivais cet article sur Janin que vous avez dans les mains à présent depuis quelques jours, car j’ai eu le temps d’en faire un autre qui paraîtra lundi, - ce qui est le troisième du mois ! Vous voyez que nous ne perdons pas notre temps dans les délices de Valognes.

Cet article qui me plaît à moi non parce que j’ai été aimable pour Janin (sois aimable pour Janin ! la consigne des jours heureux) mais parce que j’ai été juste et que j’ai montré à cet âne de Cuvillier Fleury son chemin et la longueur de ses oreilles, j’espère qu’il vous a plu, à vous. Celui de Lundi prochain qui vous plaira encore (j’en suis sûr) est un peu moins aimable pour M. Alexandre Dumas fils, mais il est tout aussi juste.

J’ai payé à M. Alexandre Dumas fils ce que je lui devais. Je l’ai payé de m’avoir trompé. Certes ! Je l’y guettais !.. Mais j’ai été plus adroit que le bonhomme Orgon et lui, moins fin que Miss Dorine, car il a reçu mon alipan et il le trouvera chaud. Je crois qu’après cela, il fera d’autres comédies que la comédie du Catholicisme prochain qu’il m’a joués. Je le renvoie à ses autres ! Mais celle de son Catholicisme est finie. Il n’y reviendra plus je pense. Cela durait depuis trop longtemps, mais j’ai payé les intérêts avec le Capital. J’attends le moment comme disait Ravenssoud, mais je ne le manque pas et il recevra Lundi prochain sa tête de taureau dans les jambes !

Je vous avais dit que je ferai cet article, et d’abord je l’avais enlevé, sous la forme d’une lettre pour Le Figaro , la chose était faite, cachetée, envoyée à Magnard, mais j’avais compté sans mon hôte - qui est toujours le même drôle insupportable, et mon envoi à Magnard arrivait le jour même de la suspension du journal ! Avec leur absurde Toccade d’actualité, mon article remis à quinze jours tombait dans l’eau. Je me suis fait renvoyer l’article et je l’ai retourné comme un gant. Je l’ai généralisé et élevé de dix tons plus haut et j’en ai fait un article d’un autre genre pour le Constitutionnel . Et vous le jugerez !

J’ai fait comme Dossay. J’ai pris fait et cause pour la Sainte-Vierge et cela m’a porté bonheur. Si vous avez fait lire à vos prêtres mon article sur Louis XI, mon Grand homme, qui (dites le leur, s’ils ne le savent pas !) a institué la coutume de l’angelus, le midi et le soir, ils liront avec plus d’intérêt encore. L’article sur Dumas, le Père Didon (Didon-Dindon, comme je l’appelle, mais pas dans mon article car il a été dindonné par la dame du livre, qu’ils ont tous deux vanté) et enfin cette honnête Dame, auteur de la brochure qui, si Dumas ne la vantait pas, pourrait bien être de sa sœur, qui fait aussi la Religieuse à la Vierge et dont la dévotion en place l’image entre Psyché et Spartacus, dans cet oratoire qui est aussi un atelier !

Tous ces gens là, du reste, Dumas, finaud, en plus, Didon, Dindon en plus, embroché par dame de la brochure, comme par la meilleure cuisinière, et enfin la dame sont des têtes absolument folles, jouant aux osselets byzantins sur le tambour des saltimbanques !

Que de fous ! Je ne fus jamais à telle fête !

La fête, je l’ai célébrée sur leur dos.

Le jour que paraîtra mon article qui s’envolera vers vous, mardi, je serai à Paris, à 7 heures du soir. Je profite, comme je vous l’ai dit, de ma passe qui expire à la fin du mois. Je vais à Paris pour mes affaires avec Palmé, et l’aboulement de ses écus, la négociation de ses traites et l’apparition de l’édition du Prêtre marié dont l’impression touche à sa fin. Je ne reviendrai dans ce pays-ci que quand tout cela sera fait et réglé. Du reste, je n’y ai positivement à faire qu’à la Saint Michel prochaine, ???, pour la rentrée des fonds paternels et fraternels. Je regrette d’être obligé de m’en aller en ce moment. Le temps est inflexiblement beau, les couchers de soleil et les levers de lune aussi poétiques et splendides qu’en Grèce et dans les poèmes de Lord Byron et tout le pays n’est qu’une rivière d’émeraudes dans du velours. Pour un solitaire, comme moi, - car je suis un solitaire, - dans ma ville blanche - sépulcre - et qui, à dix pas de la fin de ses rues, trouve la campagne, la vraie campagne, non pas la fausse campagne des environs de Paris, je trouve dur de me replonger dans ma fournaise infernale de poussière, de bruit et de soleil répercuté par les pierres, qui s’appelle et qui est Paris ! Mais il le faut, le grand mot, le mot de fer !

J’ai revu le petit B., sans sa musicienne dont même à Paris, il a perdu la trace. C’est une Bohême (je l’avais toujours bien flairée ce qu’elle est) qui a disparu de chez son frère pour aller on ne sait où et avec qui. Mais elle a été remplacée. Stoïquement remplacée par une autre artiste, de 24 ans, sans mari, parti pour l’Amérique (et allez donc !). Ornée d’une mère, d’une tante et de trois petits enfants qui mangent tout seuls. Le petit B. remplira le ventre à tout cela. Il lui a déjà loué une maison à Saint Sauveur. Il sait tous les propos ridicules qu’on a tenus sur lui et sur son prétendu mariage, et spirituel, délicat et sensible au ridicule comme il l’est, il en a souffert et il a eu assez d’abandon avec moi pour m’en parler. « Je suis assez riche pour me payer de la musique que je ne puis plus me faire à moi-même - m’a-t-il dit - et qu’il faut que je fasse faire à une autre. Une femme de talent, que je fais venir à St Sauveur pour combler le loisir affreux de mes soirées, ne peut pas y venir pour rien. » Et ma foi, quand on y pense sérieusement, on trouve qu’au bout du compte, il a raison.

Adieu, ma chère âme adorée. Vous pouvez me répondre à Paris. Demain, dimanche, veille de mon départ, je dine chez les Clamorgan avec tout ce qu’il y a de Gouberville qui sont mes parents. Ces Clamorgan-là ne sont pas des Clamorgan Taillefer, qui étaient mes parents aussi, mais ils sont dignes d’en être. C’est tout ce que je vois, avec deux ou trois autres, dans l’urne sépulcrale de cette ville où je vis.

Je vous aime, Est-ce la peine de le dire ? & vis avec votre pensée dans ce sépulcre. Je vous embrasse, mère et fils, ma seule famille avec l’abbé. Tout ce qui m’est quelque chose sur la terre.

Votre fidèle Bâbe

Pardon de ces taches jaunes qui ne sont pas des toupies mais un peu de rhum mélangé de café. Taches honnêtes