

La Cour des Comptes souligne le manque d'efficacité de la lutte contre la fraude au travail détaché. Constater les abus n'est pas simple, les sanctionner trop rare. Quand la justice sociale n'est pas effective, que fait l'Europe ?
Il a 25 ans, travaille sur les chantiers de saint Nazaire. Salarié détaché, je l'ai rencontré lors d'un magazine sur ce sujet. Impossible de lui parler en français. Je lui passe un dépliant de la CGT dans lequel ses droits sont expliqués en russe. Il est Ukrainien, nous communiquons en utilisant les traducteurs de nos téléphones.
Le salaire, ça va dit-il, les horaires, non, la durée du détachement non plus. Dans les textes, elle est limitée à 2 ans. Lui travaille ici depuis trois ans. C'est un cas typique de fraude au détachement.
Si un inspecteur du travail le contrôlait, il constaterait que l'entreprise polonaise qui l'a détaché ici a une activité continue sur le territoire français, qu'elle doit donc être immatriculée en France, et payer les cotisations sociales de ce salarié en FRANCE et non en Pologne. Ensuite, ce serait à l'URSSAF de recouvrer les cotisations sociales non perçues auprès de l'entreprise polonaise.
Détecter la fraude n'est pas aisée, elle se cache forcément. Mais une fois détectée, est-elle sanctionnée?
Très peu, trop peu, constate la Cour des Comptes qui s'est intéressée dans son rapport annuel à l'efficacité de la lutte contre la fraude au travail détaché. Ici, page 57 à 73.
Il y a 517 000 salariés détachés en France (2017), et contrairement aux idées reçues, nous dit la Cour des comptes, un travailleur détaché n'est pas compétitif au niveau du smic. Vues les exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires, faire venir un salarié de Pologne, du Portugal ou d'Espagne revient plus cher que d'embaucher localement.

Jusqu'à aujourd'hui, les entreprises avaient plusieurs raisons de faire venir de la main d’œuvre détachée. Soit, elles ne trouvaient pas les compétences en France, soit, elles pouvaient ainsi rémunérer au SMIC des salariés qui en France auraient bénéficié de conventions collectives leur offrant un meilleur salaire.
Depuis 1996 qu'une directive encadre le travail détaché en Europe, il y a eu de multiples révisions des conditions, et de ce qu'on nomme le noyau dur, c'est à dire le socle de droit (salaire, congé, horaires etc...) auquel les salariés ont droit quelque soit leur pays d'origine.
A l'automne 2017, les conventions collectives ont été intégré à ce noyau dur et théoriquement donc, si on fait venir un chaudronnier de Pologne, on ne peut pas le rémunérer au SMIC, il faut respecter la grille de salaire existante. C'est une avancée, mais compte tenu des difficultés à contrôler la main d’œuvre détachée, ce n'est pas une garantie contre le dumping social.
A écouter : Travail détaché : le cocktail infernal (magazine d'une heure tourné en octobre 2017)
Dans son rapport, la Cour des comptes note que l'arsenal juridique concernant les règles du détachement sont en France robustes.
Le problème, c'est que ces lois sont difficiles à appliquer.
Fraude au détachement : un marché florissant
Aujourd'hui, 20 ans après les premières directive sur le sujet, la fraude au détachement est devenue un marché en Europe. Un marché florissant car il comporte peu de risques.
Il faut d'abord débusquer la fraude, ce qui n'est pas simple quand l'entreprise d'intérim immatriculée en Irlande mais faisant travailler des Bulgares en France n'est qu'une boite au lettre et qu'elle pourra renaitre à Chypre sous un autre nom dès qu'elle aura été inquiétée.
Il faut ensuite faire appliquer les sanctions prévues dans les lois. Or la Cour des Comptes relève que les parquets et les tribunaux sont débordés par l'afflux des procédures relevant du travail détaché, et qu'ils admettent leur difficulté à poursuivre les personnes physiques et morales situées à l'étranger. D'où un très grand nombre d'affaires classées sans suite. Des peines de prison sont prévues mais elles sont rares.
C'est faible faible faible, affirme Raoul Briet, président de la 1ère chambre qui a supervisé le rapport sur le travail détaché. COMBIEN? très faible, très très faible.
Si faible donc que la Cour des Comptes qui sait tout compter ne sait pas les chiffrer et dire si c'est arrivé une fois, deux fois, 10 fois ou jamais.
0,5% de recouvrement des fraudes sociales
La Cour donne en revanche un chiffre, très éclairant. 0.5%. 0.5%, c'est le taux de recouvrement des fraudes sociales liées au travail détaché. C'est l'exemple du salarié détaché ukrainien que je donnais au début. Une fois la fraude constatée, l'Urssaf doit recouvrer, or donc, pour 100 euros de fraude constatée, 50 centimes récupérés.
Le nombre de contrôles ciblés concernant les détachements de travailleurs ayant débouché sur des redressements est réduit : 65 pour 51 M€ de redressements en 2016, 63 pour 40,5 M€ de redressements en 2017. Les sommes effectivement recouvrées sont minimes (moins de 0,5 % des redressements de 2016 identifiés comme recouvrés en septembre 2017). Ces résultats ne sont pas à la hauteur des enjeux. Rapport de la Cour des Comptes, page 72.
Pas très efficace, pas très efficient, pas très dissuasif en résumé.
Vous pensez que l'Europe fiscale a des ratés, sachez que l'Europe sociale est en jachère. Pour la fiscalité, une directive rend obligatoire l'échange automatique d'information fiscale et les pays européens sont forcés de coopérer.
Pour les questions sociales, les infractions au code du travail ou au droit d'établissement (encore une fois l'exemple du début), la coopération dépend d'accord bilatéraux. Le droit lui même évolue au rythme des arrêts de la cour de justice de l'Union Européenne.
On est dans un flou juridique total. Le ministère du travail nous met la pression pour qu'on contrôle le détachement, mais cela débouche rarement sur des sanctions et des poursuites, et le temps qu'on passe sur le détachement nous détourne d'autres infractions. Un inspecteur du travail sous couvert d'anonymat.
Qui comptera le temps perdu à constater des fraudes complexes ne donnant lieu à aucune poursuite ?
Plus qu'une question d'efficience ou d'efficacité, c'est une question d'effectivité du droit, de justice sociale rendue caduque par une Europe inachevée.
Consciente des critiques, la Commission Européenne prévoit la création prochaine d'une autorité européenne du travail chargée notamment de coordonner les enquêtes. Tous les États membres ont dit oui à cette idée. Signe que l'Europe sociale avance? Pas sûr. Il est prévu que cette instance n'ait aucun pouvoir contraignant.
A lire/ écouter : A quand un triple A social (avril 2017)
A lire/ écouter : Harmonie fiscale et sociale dans l'UE : encore des mots (juin 2016)
Marie Viennot
L'équipe
- Production