Poiroiter, la nouvelle marotte

L'attente, nouvelle marotte des parisiens branchés
L'attente, nouvelle marotte des parisiens branchés ©Getty -  Hinterhaus Productions
L'attente, nouvelle marotte des parisiens branchés ©Getty - Hinterhaus Productions
L'attente, nouvelle marotte des parisiens branchés ©Getty - Hinterhaus Productions
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Nous parlons aujourd'hui de la queue, mais qui n’est ni celle de la lotte, encore moins celle du bœuf : la queue consentante.

Comme vous avez pu le lire dans le dernier numéro de Vanity Fair, je suis allé à la Grenouillère, à Montreuil sur mer, en Picardie. A l’invitation de la maison de champagne Ruinart, le chef étoilé Alexandre Gauthier a imaginé avec l’artiste David Shrigley un menu « inconventionnel » qui chatouille les papilles autant que la curiosité. Expérience superlative en plein déconfinement, comme dans ses autres adresses, et ses nouvelles chambres d’hôtes sises dans la ville de Jean Valjean : c’est super. 

Et donc, je suis rentré à Paris. Et dans cette période malgré tout étrange, j’ai redécouvert une habitude qui m’avait marqué avant le confinement. Laquelle ? La queue. Faire la queue, attendre, patienter, poiroter, appelez-ça comme vous voulez. A croire que c’est la marotte des jeunes parisiens branchés. La queue partout : devant les restaurants à ramen de la rue Sainte Anne, au Bouillon Pigalle – qui a offert l’un des plus imbattables menus à emporter alors que nous étions enfermés – ou devant les nouvelles boulangeries aménagés façon Arte Povera, je nomme Mamiche, par exemple : des pains géniaux dans une ambiance Allemagne de l’est. 

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Au journal, une collègue me recommande Gros Bao, le nouveau hotspot du Canal Saint Martin. Naïf et intéressé, j’y file. Impossible d’y rentrer, à cause de quoi ? La queue. Enorme. On se croirait en 1942, j’ai eu la chance d’avoir une grand-mère qui me racontait la guerre et les heures à faire le plancton pour repartir sans rien. Avoir faim, c’est une expérience qui donne du sens au mot : manger. Les queues d’un autre genre – celle des restos du cœur, de la soupe populaire – savent aussi, et malheureusement, le prouver. 

Vous me direz : normes sanitaires, distanciation sociale, tout ça tout ça. J’entends. Mais déjà, dans le monde d’avant, j’avais repéré ces files patientes et dociles devant des échoppes à poiscaille maquillées en banc de poisson japonais, ou ces pseudos trattorias sur plusieurs étages où la mozzarella di buffala semblait peut -être, horreur, menacer de manquer. 

Le champion toutes catégories confondues, c’est Hollybelly, que j’ai le loisir d’observer d’un balcon situé en aplomb.  Spécialiste reconnu du petit déjeuner, les touristes y venaient en taxi, über, ce que vous voulez, se mêlant à une longue file de parisiens le nez planté dans leur smartphones. On attend. Immensément. Moi je finis par renoncer.

Et puis là, en face, ouvre « Immersion ». Symptôme du succès : la queue. Longue, immense. Immersion a bien sur des serveurs, de gens en cuisne, mais aussi, et c’est le nouveau truc, une direction artistique. C’est le cafetier du coin qui me l’a expliqué :  Laura, influenceuse, est là pour , je cite, « Ce coffee-shop pour bruncher tous les jours de la semaine ». Et le cafetier de rajouter : « la queue, ces clients- là s’en fichent, puisque’ils sont connectés ».

Je me suis pris à la fois d’un agacement extrême et d’une espèce de tendresse pour ces Milenials et Gen Z, (mais pas que) prêts à défier les éléments – canicule, pluie, poussière…. – pour un ratio temps d’attente / temps à table absolument délirant. Croisés derrière leurs masques au supermarché, je les ai vus bien plus énervés. Est-ce la magie du décor, poussé dans ses retranchements les plus kitsch,  la quête du post à succès sur les réseaux sociaux, le cluster de la branchitude numérique qui les pousse ainsi à s’agglomérer ?  

Peut-être qu’au fond, ils ne veulent en fait qu’appartenir à une « communauté ». Imaginaire, ridicule, authentique, là n’est pas la question. 

Dans ma quarantaine somme toute heureuse -  c’est parait-il dans les vieux pots qu’on fait les bonnes soupes -  j’ai comme cette envie de leur dire : quittez-là ville, allez ailleurs, posez vos téléphones et faite vous plaisir, chez Pierre Lefebvre à Caen, par exemple, et bien sûr chez Alexandre Gautier.