

Et si le thomisme, l’une des branches les plus glorieuses de la philosophie occidentale, procédait, en dernier lieu, d’une gigantesque erreur d'interprétation ? Et si la philosophie occidentale, dans sa totalité, était une hérésie ?
J’évoquais hier le monde merveilleux des notes de bas de pages et, un peu emporté par mon sujet, je n’ai pas du tout eu le temps de dire le quart de ce que je voulais dire. Je me permets donc de préciser un peu mon propos.
Thomas d’Aquin et l’éternité du monde
En fait, je voulais parler d’une note de bas de page en particulier. Donc cette chronique sera une note de bas de page à une note de bas de page. C’est un peu pointu, mais en fait pas du tout, c’est même plutôt une histoire amusante.
Je suis un peu thomiste, à mes heures perdues, alors je surveille toujours d’un oeil, l’actualité de l’Aquinate, comme disent les snobs. L’actualité de Thomas d’Aquin. Et c’est là que j’ai vu apparaître, véritable provocation dans le champ relativement paisible des études thomistes, un petit livre, prétendument signé du docteur angélique, comme disent les fanatiques, et intitulé : L'éternité du monde.
Inutile de connaître en détail la dixième question du premier livre de la Somme théologique — Sur l’éternité de dieu — pour voir que quelque chose n’allait pas : c’est Dieu, et non le monde, qui est évidemment éternel, pour Thomas d’Aquin.
Mais le coup était réussi : j’ai acheté le livre, par curiosité.
Il s’agissait en fait d’une compilation des textes de Thomas d’Aquin sur la question de l’éternité du monde — mieux, une compilation de ses réfutations de l’éternité du monde.
Il y en aurait même douze — l’honneur théologique était sauf. Le compilateur de ces textes, Grégoire Celier, note subtilement “qu’une telle persévérance est suffisamment paradoxale pour attirer l’attention”.
Thomas d’Aquin pourrait-il avoir douté sur ce point essentiel ? Je ne crois pas, évidemment : que le principal des docteurs médiévaux n’ait pas cru à la création serait extravagant. Mais cela pourrait fournir un excellent argument pour une nouvelle à la Borges…
Justement, en lisant l’excellente introduction de l’ouvrage, je suis tombé sur une note de bas page à partir de laquelle on pouvait soutenir une hypothèse presque aussi extravagante. Il s’agissait de la passionnante question de l’accès des médiévaux aux sources grecques, et spécialement à Aristote — Platon ne sera vraiment bien connu qu’un peu plus tard. J’ai ainsi redécouvert que Thomas avait lu et commenté Averroés, Avicenne et Maïmonide, ses maîtres et ses rivaux en aristotélisme.
Une histoire hérétique de la philosophie
Mais j’ai aussi découvert, je ne le savais pas, que Thomas s’était inspiré d’Algazel. Une sorte de philosophe de synthèse, de chimère scolastique. Car les médiévaux ne connaissaient que la partie destinée à exposer la philosophie de ses rivaux — essentiellement Alfarabi et Avicenne — , sans savoir que ce n’était que mieux la réfuter ensuite.
Cela rappelle ces philosophe hérétiques dont les doctrines ont été sauvées dans les oeuvres de leurs adversaires.
Et l’on a envie de tenter l’hypothèse suivante : et si le thomisme, l’une des branches les plus glorieuses de la philosophie occidentale, procédait, en dernier lieu, d’une gigantesque erreur d'interprétation ?
Et si la philosophie occidentale, dans sa totalité, était une hérésie ?
Le pire étant alors que ce ne serait pas tant que ça un rebondissement.
C’est par exemple à cela, une hérésie, que l’Eglise a longtemps réduit les Lumière. Ou bien c’est ainsi que Heidegger aimait résumer l’histoire de la philosophie : une simple erreur d'interprétation, un oubli malheureux de l’être.
L’histoire de la philosophie servirait donc à rectifier ces erreurs ?
Mieux : à les collectionner, comme autant de sous-intrigues et de twist merveilleux.
L’histoire de la philosophie, c’est le roman qui possède l’intrigue la plus longue. Une intrigue qui continue à s’épaissir encore, et à s'éclaircir un peu plus, d’un même mouvement, contrarié et génial, comme celle des meilleurs romans.
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