

En craie, comme les cercles tracés à l'école sur le tableau noir ? En matière grise gélatineuse peut-être ? En rien, ou finalement, les mathématiques ne seraient-elles pas faites juste d'elles-mêmes ?
Je crois que pour les écoliers, elles sont en craie.
Je suis en tout cas resté à ma perplexité première : ce moment, vers le CE2 peut-être, où on m’a expliqué que le cercle dessiné à la craie blanche sur le tableau verdâtre n’était pas le cercle véritable, mais seulement son approximation. Idem, pour les parallèles : celles du tableau finiraient par se toucher, sinon ici, en le dépliant comme un retable, sinon à l’autre bout de l’univers, en déployant l’univers comme un grand tableau noir. Et cependant les parallèles véritables, elles, ne se toucheraient jamais — par définition.
Ce qui m’avait rendu un peu nauséeux.
Leur absence de contact m’avait paru relever, en dernier lieu, bien plus de la tragédie que des mathématiques.
Je ne savais pas encore en quelle matière étaient faites les mathématiques, mais je savais à quelle matière les rattacher.
Et ce n’était pas une matière scientifique. Plutôt la philosophie, sans doute. Ou le français, peut-être : les mathématiques, avec leurs théorèmes implacables, avaient quelque chose de dramatique. On comprenait assez vite qu’on n’était pas là pour rigoler.
Le théorème de Pythagore ressemblait à une tragédie de Racine : l’hypoténuse n’échappait pas plus à son carré que Phèdre à sa mort.
Quantité de grecs barbus, solennels et sinistres avaient tenu des bâtons au soleil ou déplacé des cailloux dans la sable pour nous livrer leurs désolantes conclusions : que c’était ainsi que faisaient les triangles, que croupissaient les cercles, que dormaient les carrés, dans leur éternité mathématique. Tout en disant bien que cela n’avait rien à voir avec ces objets qu’ils manipulaient à titre d’exemple. Et tout à voir en même temps avec la constitution dernière du monde matériel.
L’enseignement des mathématiques consiste à tenir ouverte cette dialectique malaisante entre les choses matérielles et les objets mathématiques — à les garder bien séparées, mais réunies quand même, dans la vision entraperçue d’un paradis mathématique.
Comme ce jour où on nous a fait mesurer la circonférence d’un cercle avec un morceau de laine rouge, et déduire empiriquement la valeur de pi, pour aussitôt rabaisser notre tentative, en s’amusant du fait que personne, dans la classe, n’avait trouvé la même valeur.
Un platonisme dur comme de la craie...
Les mathématiques ne sont faites en rien du tout, c’est terriblement frustrant.
En matière grise gélatineuse ? Mais ça voudrait dire que le théorème de Pythagore possède l’étrange propriété d’être à 37 degrés.
Vous me répondrez qu’on arrive à l’implémenter dans des circuits imprimés de température indifférente — voire dans les circuits implacables, transcendants, de la logique formelle. Je ne vais pas vous refaire l’histoire des paradoxes de Russell et le réduction des mathématiques à la logique, mais il ne semble pas certain que cela marche aussi bien que prévu. Les mathématiques sont profondément, intrinsèquement logiques, mais je ne pense pas qu’on puisse dire qu’elles sont faites de cette matière.
Elles pourraient, c’est vrai, être faites d’elles-mêmes — être par exemple un ensemble d’énoncés vrais sur les mathématiques. La matière des mathématique, ce serait les mathématiques en tant que matière — en tant que mode de pensée, que champ académique, et pourquoi pas en tant qu’habitus.
Les mathématiques seraient ce que font les mathématiciens. Et la question serait réglée. Qu’on les observe, pour voir de quoi il retourne.
Alors de quoi retourne-t-il ?
De craie, précisément.
En tout cas l’un des principaux objets de préoccupation des mathématiciens, depuis un peu plus de 5 ans, semble être la faillite du fabricant japonais de craie Hagoromo, qui fabriquaient les plus agréables au toucher de ces instruments mathématiques élementaires.
Sur Ebay, le prix des rares boîtes restantes de ces craies miraculeuses s’envolent — car les mathématiciens, apparemment, sont restés très largement attachés au tableau noir. À se demander si, quand les derniers stocks de leurs craies préférées seront épuisés, les mathématiques ne seront pas achevées elles-aussi.
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