

Aurélien Bellanger se questionne sur la valeur de l'argent : un euro en pièces de vingt centimes vaut-il plus cher qu’une simple pièce de un euro ?
Le vrai prix du pain
Je faisais la queue à la boulangerie, prêt à payer en sans contact, malgré le petit désagrément de la situation actuelle qui m’oblige à composer un code puisque mon visage masqué n’est plus reconnu par mon téléphone. J’adore sinon cette situation levinassienne déviante de pouvoir payer avec son seul visage …
J’étais derrière une femme un peu âgée qui tenait absolument à faire l’appoint.
Ca négociait, pièce après pièce, et j’avais, fatalement, du temps pour réfléchir.
Un euro en pièces de vingt centimes semblait valoir beaucoup plus cher qu’une simple pièce de un euro. Ce qui se jouait devant moi, c’était donc l’apparition d’une valeur que l’argent ne pouvait pas payer. Puisque dans le système monétaire, il n’existait pas de manière de distinguer le premier euro du second — l’euro en petite monnaie de l’euro incassable.
Certes, je sais qu’il existe, à Rome ou dans les villes de pèlerinage, des trieuses de pièces, comme je sais qu’il existe, entre les banques et les petits commerces, des accords contractuels sur la livraison de pièce de change dans des rouleaux de papier : il existe bien un marché parallèle dans lequel l’opération tautologique du change est monétisée.
Et c’est même probablement comme cela que les banques sont originellement apparues : comme un service de change, de stockage, de téléportation de la monnaie. Téléportation dans l’espace : le billet. Et téléportation dans le temps : le crédit. Et à cela, on a très vite attribué un coût, un pourcentage — comme si l’argent était devenu, dans ce type d’opération, autoréférentiel. Une partie de sa valeur servait à lui donner sa valeur. Un véritable phénomène d’usure, au sens littéral où les pièces anciennes perdaient un peu de leur or dans les mains de ceux qui les manipulaient.
C’est bien ce dont ça discutait, devant moi, à la boulangerie, comme si la cliente et la boulangère mesuraient les enjeux colossaux de l’appoint. Et qu’il se jouait ici, entre les paradoxes de Russell sur les jugements autoréférencés et la crainte d’une obscure arnaque, quelque chose d’immensément métaphysique.
Passons sur le fait que dans un système économique qui repose sur la vitesse, mon insupportable attente était déjà de l’ordre de l’arnaque. Mais ce qui se jouait surtout, c’était bien la scène primitive de l'apparition, par dessus la tautologie du troc, d’un système basé sur une asymétrie irrattrapable : pour que l’argent ait de la valeur, il fallait bien qu’à cet instant, comme en tous, ces cinq pièces de vingt centimes valent un peu plus qu’un euro. Sinon il n’y aurait pas d’échange possible. Ou bien quelque chose de l’ordre d’un écosystème, pas d’une économie.
Et je me suis demandé, justement, en généralisant ma découverte, s’il pouvait exister un système encore au-dessus du système monétaire.
La fausse-monnaie
Quelque chose qui aurait l’air parfaitement couvert par l’argent, mais qui ne le serait en réalité pas tant que ça, et de moins en moins. J’ai pensé évidemment que l’asymétrie viendrait désormais des déséquilibres irrattrapables de l’économie du carbone.
On aurait beau multiplier les écotaxes, et les impôts carbones, on resterait débiteurs d’un système climatique qui ne nous donnerait plus le change exact.
Et la chose n’est pas sans ironie : je me suis en effet souvenu des fausses pièces de 5 francs que je fabriquait enfant, en frottant le graphite d’un crayon sur une feuille posée au dessus-d ’elle, et c’est comme si, soudain, tout était retourné, et que ma fausse pièce en graphite était devenue l’originale.
Il existe bien une chose qui n’a pas de valeur
Et cette chose, c’est l’argent. Comme aiment le rappeler, avec leur lenteur cérémonieuse et mystique, ces gens qui font encore l’appoint dans les boulangeries.
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