À force d’être transformée, la matière serait-elle devenue trop légère ? Serait-elle devenue un mythe ?
C’est l’un des mythes fondateurs de la philosophie : qu’un jour, sur une plage, un philosophe ait considéré, une poignée de sable à la main, que tout était fait d’atomes insécables.
D'un raffinement extrême du concept de matière
Le concept d’âme, dès lors, serait devenu comme le compartiment du haut d’un sablier : une illusion qui finirait pas fondre et par rejoindre le compartiment du bas.
Mais je ne suis pas certain que cela se soit passé ainsi. Et je mets volontairement entre parenthèse l’incroyable verroterie par laquelle le christianisme a réussi à retenir pendant deux mille ans le sable de tomber.
Je m’interroge plutôt sur la disparition, moins remarquée, du concept de matière : l’âme pourrait bien tomber, maintenant, autant qu’elle veut, le problème n’étant plus qu’il n’y ait plus rien pour la retenir, que plus rien pour l’accueillir. C’est le compartiment du bas du sablier qui fait soudain défaut.
Et je ne m’intéresse ici ni à l’évanescent chat de Schrödinger, ni aux ondulantes fentes d’Young, ni à l’expérience d’Aspects, ni à une quelconque des manières qu’a eu a la physique quantique, depuis un siècle, d’ébranler notre concept naïf de matière. Car la matière, c’est naïvement qu’on l'a vue disparaître, en l’espace d’une génération ou deux.
Et je ne pense pas à la dématérialisation promise par l’avènement du numérique mais à quelque chose d’encore plus prosaïque, lié à l’apparition d’anomalies métaphysiques dans les choses, d’anomalies appelées artefacts. Un excès de matière dans la matière. Des traces de mains humaines coincées entre les choses. Des capsules de bière enfoncées dans la boue sur les rives d’une rivière. Des morceaux de verre poli dans le sable. Des traces d’irisation pétrolifère dans l’eau d’un caniveau.
Quantité de propriétés nouvelles sont aussi apparues. La jambe d’un playmobil, soumise à certaines contraintes, pouvait perdre ses couleurs. Inversement les dents immaculées d’un présentateur TV pouvaient se recouvrir de près de cristaux de couleur serrés comme des écailles.
J’ai appris à l’école les bases de la pétrochimie : les différents composants du pétrole sont recueillis, en fonction de leur masse, à différents étages d’une tour de distillation : en bas le bitume, en haut le naptha destiné aux cosmétiques, et tout le monde moderne entre les deux, le kérosène des avions, l’essence des voitures, les polymères des plastiques.
J’évoquais à l’instant le sablier des philosophes et le désir démocritéen de voir les choses s’étaler : ce sont soudain ces raffineries qui s’y opposent.
Des dangers d'une matière devenue trop légère
La matière, à force d’être transformée, serait devenue trop légère ?
Que les aéroports, les plate-formes pétrolières, les raffineries elles-mêmes soient des cathédrales, cela a été beaucoup dit — nous flotterions dans l’air parfumé et mystique du pétrole.
La question n’est d’ailleurs plus de savoir comment nous allons échapper à cette légèreté problématique que de déterminer à quel étage le réacteur de la raffinerie va nous relâcher : toute la théorie de l’anthropocène n’est que l’anticipation de cela : quelle sera la nature chimique de cette mince de couche de carbone qui restera de nous ? Car il désormais presque certain que nous ne retomberons jamais — ou bien seulement comme des fossiles — et qu’il y avait bien plus à craindre des hydrocarbures libérés que de l’opium du peuple.
Où atterrir ? C’était la question, urgente et légitime, que posait récemment Bruno Latour : nous serions devenus si dramatiquement légers que nous regardons avec envie le sable qui tombe dans le vieux sablier des philosophes matérialistes.
La matière serait-elle devenue un mythe ? Quelque chose de cet ordre, oui. Comme si les atomes n’étaient plus assez nombreux, plus assez lourds pour nous retenir. Ou plutôt qu’on avait mis tellement de soin à les disposer à notre guise, pour qu’il nous permettent de voler ou de rajeunir, que ce sont eux qui volent, qui rajeunissent, qui pensent pour nous — nous qui ne sommes plus entre leurs mains qu’un peu de sable qui file.
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