On a pu considérer "Tintin au pays des Soviets", le premier album, comme une succession d’études sur la vitesse et le mouvement. Toute l’oeuvre d’Hergé tiendrait-elle dès lors dans une roue de voiture anamorphosée par l’accélération ? Finalement, qu'est-ce qu'une oeuvre ?
Qu'est-ce qu'une oeuvre ? C’est difficile de répondre autrement qu’en donnant un exemple, qu’en faisant une étude de cas. Mais autant éviter d’attaquer directement par Picasso, faisons plutôt un détour par un art mineur, la bande dessinée — on sera moins gêné par des considérations artistiques extérieures, le critère de cohérence interne sera rendu plus visible. Prenons donc le cas d’Hergé, celui de quelqu’un dont personne n’a dit qu’il était un artiste avant qu’il ait accompli, disons, le premier tiers de son oeuvre.
L'oeuvre en tant que labyrinthe
On frôle ainsi presque le cas idéal de l’art naïf. Un type, en Belgique, obsédé par les pantalons de golf et les fox-terriers remplit des milliers de cases à l’encre de chine. Le motif est à peu près pur de tout surmoi artistique. C’est une aventure, le parcours d’une obsession. D’où l’indigence du personnage de Tintin : ce ne sont pas ses aventures. On a ainsi pu considérer Tintin au pays des Soviets , le premier album, comme une succession d’études sur la vitesse et le mouvement. L’histoire, un peu échevelée, n’étant que le village Potemkine de ces recherches formelles — toute l’oeuvre d’Hergé tiendrait dès lors dans une roue de voiture anamorphosée par l’accélération.
C’est une lecture un peu formaliste de son oeuvre, et qui d’ailleurs, nous intéresserait assez peu, si elle ne tenait qu’à ces prouesses graphiques. Ce qui est singulier, par contre, c’est la façon dont Hergé va jeter cette roue cabossée par la vitesse, et qui concentre tout son génie à la rencontre d’une matière qui excède largement celui-ci.
Le sujet d’Hergé, sujet qui n’est absolument pas à sa hauteur, ce sera très vite l’histoire mondiale en train de se faire.
On ne lui demandait pourtant, c’était la commande initiale, venue de la presse la plus réactionnaire qui soit, que de livrer un ensemble de caricatures : sur les méfaits du communisme et du capitalisme, sur les bienfaits de la colonisation du Congo, sur l’orient compliqué. Sauf que soudain, en une planche, Hergé comprend tout des mécanismes de ce monde — la planche nocturne qui raconte comment un acte de sabotage déclenche l’invasion de la Chine par le Japon.
Le dessinateur de la vitesse n’a pas dû en revenir, de réussir là quasiment l’impossible — Guerre et paix en une planche, la technique de la vitesse appliquée à la fresque historique. À partir de là Hergé sait qu’il est génial.
la technique de la vitesse appliquée à la fresque historique
Est-il possible de faire une oeuvre sans le cadre, plus moral qu’esthétique, de cette révélation ? Dorénavant Hergé a un devoir vis-à-vis de lui-même. Ou mieux : vis à vis de son oeuvre. On aime lire Les Bijoux de la Castafiore comme une BD sur rien, ou sinon sur elle-même : comme un monument de réflexivité. Mais celle-ci est bien antérieure. Et je crois que la preuve en repose dans un détail qui m'intriguait enfant : jusqu'à récemment, les albums de Tintin n’étaient pas numérotés. Il fallait se reporter au verso des albums pour connaître l’ordre dans lequel les ranger. Les ranger, et non pas les lire. Car nous les avions évidemment lus dans le désordre. Désordre qui était forcément, pour nous, le bon ordre : celui de la révélation progressive du génie d’Hergé, et de l'ordonnancement presque magique de son oeuvre.
Serait-ce cela, une oeuvre ? Une sorte de labyrinthe sans entrée ni sortie ?
Un piège, oui. Mais non pas adressé au lecteur, mais au temps lui-même. Souvenons-nous du nom du supplément où sont parues les premières aventures de Tintin : "Le Petit vingtième". Le Petit vingtième, c’est le cadre historique, limité. Le grand vingtième, le vingtième siècle comme forme spécifique de l’infini, c’est l’oeuvre d’Hergé.
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