L’amour serait-il en train de disparaître ?

Manon Lescaut
Manon Lescaut ©Getty - Illustration du roman Manon Lescaut de l'Abbe Prevost.
Manon Lescaut ©Getty - Illustration du roman Manon Lescaut de l'Abbe Prevost.
Manon Lescaut ©Getty - Illustration du roman Manon Lescaut de l'Abbe Prevost.
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Aurélien Bellanger part aujourd'hui à la recherche du sentiment amoureux, aurait-il disparu ?

Généalogie du sentiment amoureux 

Le sentiment amoureux, sous sa forme contemporaine, date probablement du 12e siècle, de l’ère des troubadours et des romans de chevalerie. Ce sont eux qui ont codifié, à l’extrême, ce lien entre deux êtres. A l’extrême, c’est à dire jusqu’au risque de  l’excès : que reste-il de l’amour, du sentiment amoureux, quand il aura été dissous, par la chimie du philtre, dans Tristan et Yseut ?  C’est comme si le platonisme qui renaissait  alors, en cette fin de Moyen-Age, était un antidote intellectuel à cette réduction de l’amour-passion à une liaison moléculaire. A moins qu’on essaie, comme Dante, comme Pétrarque, d’aller puiser dans l’amour chrétien la substance disparue de l’amour. Mais tout est gâché peut-être quand on réalise que la Laure de Pétrarque s’appelait Laure de Sade, et qu’elle aura pour descendant direct, par sa mère, le marquis de Sade, l’ultime destructeur de l’amour. 

La littérature contre l’amour 

La destruction de l’amour, c’est en réalité,  depuis presque deux siècles, un grand thème littéraire. Madame Bovary reprend par exemple l’intrigue littéraire là où Cervantès l’avait laissée : dans une réécriture critique des thèmes chevaleresques. Don Quichotte prenait des moulins pour des géants, des bergères pour des reines, Madame Bovary prendra Rodolphe pour un chevalier puis Léon pour amant. Les illusions de l’amour resteront désormais l’un des grands thèmes du roman moderne. 

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Un amour de Swann est ainsi le récit d’une intoxication volontaire de Swann pour Odette, que l’intéressé conclut par sa cette célèbre révélation qui achève de vider l’amour de tout son contenu positif : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! » Un roman de désapprentissage. Et c’est ainsi,  pour revenir à Proust, qu’Albertine  disparue est un meilleur livre que La prisonnière. Et c’est pour cela que je suis mal à l’aise face aux craintes de l’époque sur la disparition de l’amour, sur la désérotisation du sentiment amoureux. Car c’est probablement ainsi qu’il faut interpréter cette fameuse tribune post-Me too au Monde, tribune signée notamment par Deneuve, et qui défendait  “la liberté d’importuner”, la liberté d’importuner comme ultime avatar du roman courtois. Mais cela nous met mal à l’aise car invoquer la littérature, de Belle de jour à Histoire d’O, pour défendre la monstrueuse anormalité de l’amour, c’est être aveugle sur les véritables, sur les tragiques conclusions des romans de mœurs, qui ont unanimement conclus à l’inanité de l’amour.

Une exception, peut-être. Une exception de  l’ordre du remord. On trouve, embarqué dans l’intrigue absolument moderne de L’éducation sentimentale,  pleine d'usine, de révolutions et d’œuvre d’art à l’époque de leur reproductibilité technique, l’anachronisme merveilleux d’un amour non consommé. La passion de Frédéric pour Madame Arnoux parvient à ressusciter, au premier degré, sans maniérisme, quelque chose des amours idéales de Dante et de Pétrarque. Mais on lit moins L’éducation sentimentale que Madame Bovary. On préfère les livres qui montrent que la passion nous importune et nous aliène. L’amour apparaît truqué, hypocrite, malhonnête.  De l’ordre de la perversion, même, comme dans l’intrigue de La  prisonnière. La perversion d’une perversion, le sous-produit de la jalousie.

Le consentement succédant à l’amour 

C’est ainsi qu’on assiste au remplacement possible de l’amour par la notion moins ambiguë de consentement  — moins ambigüe, mais encore inexplorée.

Tristan et Iseult ont recraché leur philtre et se regardent, sur le bateau qui les emporte. Nous regardent, et nous emporte avec eux sur les eaux inconnues d’un sentiment nouveau. Un sentiment qui ne serait  pas l’amour ? Un sentiment qui serait plus beau que l’amour.

Sons diffusée :

  • Franz Listz, Soneto 104 del Petrarque
  • Wagner, Tristan et Isolde
  • Flaubert, L’éducation sentimentale, Madame  Bovary 
  • Proust, La prisonnière, Albertine disparue