

Les artistes sont modestes, ils évitent en général de parler de leurs dons. Ils mettent en avant leur travail. Il est très rare qu’un artiste avoue la vérité : qu’il ne fait pas grand chose et que la part la plus importante de son apprentissage a consisté à rêver de sa gloire future...
... Et à lire des biographies d’artiste pour bien reconnaître le parcours.
Le défaut de cette approche, n’est-ce pas de faire de leur vie d’artiste leur principal chef d’oeuvre ?
C’est tout le problème. Même le grand Picasso datait toutes ses toiles, pour, disait-il, qu’on reconstitue à partir de ces indices une anthropologie nouvelle. Et nous sommes bien, après lui, après deux siècles au moins passés dans le culte du génie, toujours un peu coincés là-dedans. Les pas japonais des oeuvres successives nous fascinent moins que le parcours.
Préférer le devenir à l’être, le chemin à la destination. Comme disait Yves Klein : “mes oeuvres ne sont que les cendres de mon art”. L’art, comme une sorte de combustion spontanée sous contrôle, de chute libre apprivoisée. L’une des plus célèbres oeuvres d’Yves Klein le montre ainsi tombant dans le vide.
Le don principal des artistes, un engagement existentiel ? Du don artistique au don de soi, si l’on veut. Mais il m’est venu une autre idée, en retrouvant mon carnet de dessin, mon carnet de dessin de quand j’étais enfant. Et que j’ai dû me rendre à l’évidence, je n’avais témoigné, enfant, d’aucun don pour le dessin.
Les limites de la théorie du don
La chose, j’en suis certain, aurait été tout aussi catastrophique s’il s’était agi d’un carnet de poésie. Et que je suis certain que les meilleurs plasticiens d’aujourd’hui étaient, dans leur grande majorité, des enfants-artistes abominables. Tout ça pour dire que je ne crois pas au don qu’on cultive patiemment.
Il y a une scène géniale, dans Huckleberry Finn, quand le héros est recueilli chez une sorte de gentilhomme, et qu’il pénètre dans la chambre-atelier de la fille de celui-ci, morte prématurément, à 15 ans. Morte dans le plein-exercice de ses dons. Et Hucklebery Finn de constater froidement, devant son chef d’oeuve inachevé, l’esquisse d’une femme hésitant entre deux positions, les bras au ciel ou les bras croisés, qu’on dirait une énorme araignée. Il brise ainsi le pacte familial. Et avec lui l'idée de l’art comme lente éclosion d’un don enfantin.
Alors j’en suis arrivé à l’idée opposée que la meilleure promesse artistique était l’absence absolue de don. Que les véritables artistes sont des bons à rien, des vagabonds, des orphelins. La vocation artistique consisterait alors à demander réparation de cette injustice. Le don artistique, ce n’est pas quelque chose qu’on possède : c’est quelque chose qu’on réclame.
L’artiste voudrait qu’on lui fasse don d’une carrière d’artiste ? C’est une question que Kafka a abordé dans sa nouvelle : Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris. A aucun moment il n’est affirmé que celle-ci ait réellement un don. Son sifflement est plutôt décrit comme malaisant.
Joséphine exige cependant qu’on lui fasse crédit d’un don démesuré. Un don dont le secret — celui, peut-être, qui fait qu’on tolère, en dernier lieu, la vie vexante des artistes — serait de ne pas exister vraiment :
Si le peuple, dans sa sagesse, écrit Kafka, a placé si haut le chant de Joséphine, n’était-ce pas précisément pour ne rien perdre en le perdant ?
Son diffusé :
- Josefine singt. (k)ein Liederabend nach Franz Kafka (direction Hans-Jörg Kapp, compositeur Wolfgang von Schweinitz)
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