La Seine-et-Marne, département métaphysique par excellence ?

La ville de Meaux
La ville de Meaux ©Getty -  Christophe Lehenaff
La ville de Meaux ©Getty - Christophe Lehenaff
La ville de Meaux ©Getty - Christophe Lehenaff
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La Seine-et-Marne ce n'est ni la ville, ni la campagne, ni la banlieue, mais les limbes de la ville... comme un théâtre total ? De ses lignes de train, de ses canaux, jusqu'à son ciel bleu-gris à la Greco, : balade métaphysique en compagnie d'Aurélien Bellanger.

Qu’est-ce que la Seine-et-Marne ?
Question a priori à teneur philosophique assez faible : la Seine-et-Marne, à l’est de Paris, préfecture Melun, ville la plus peuplée alternativement Chelles ou Meaux, n’est pas un objet a priori passionnant.
Et pourtant, le seul qualificatif qui me vient, quand j’y pense, c’est : métaphysique. 

Qu’est-ce la Seine-et-Marne ? Je ne ne peux pas plus mal répondre, après tout, que tous ces philosophes qui se demandent ce que c’est que la philosophie — j’avais vu passer sur Twitter, la veille de mon expédition cycliste à travers le Multien, l’arrière-pays de Meaux, une ironique pile de livre tous intitulés : qu’est-ce que la philosophie. Cela provoquait une impression franchement comique. L’idée qu’on n'en savait rien. Que cette pile de livres disparates, mais aux titres identiques, ne tenait pas debout. Que tous ces grands esprits, ces Deleuze ou ces Heidegger, jouaient au Jenga de la pensée. La Seine-et-Marne, ab minima, c’était une consolation : au moins c’était stable et plat. Ça me lavait la tête de tous mes brinquebalants sommeils dogmatiques. 

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La Seine-et-Marne, un pays de l’empirisme ?
C’est l’impression, oui, quand on quitte Paris par le canal de l’Ourcq et qu’on débarque sans prévenir, une fois la Seine-Saint-Denis, la poudrière de Servan et Roissy derrière nous, sur la route rectiligne qui mène de Messy à Charny, de Charny à Villeroy, de Villeroy à Iverny : le paysage est terriblement terre à terre, sinon impitoyable. À Monthyon, j’assistais ainsi, alors que midi sonnait au clocher, à la providentielle et prosaïque livraison des nouvelles poubelles pour le tri sélectif : tout le village était là, autour de ces rutilantes entités plastiques. Et je voyais bien que les gens étaient heureux, j’étais heureux moi-même — cette impression d’éternité, vous savez, quand on déballe des lego neuf : il n’y a rien de plus beau que le plastique tout frais sorti du moule.
La Seine-et-Marne, à cet instant, c’était la caverne de Platon retournée au grand jour. Et je ne vous parle du ciel à la Greco...

Les secrets de la géographie

Bleu-gris, avec des trombes d’eau au loin, au-dessus des blé en herbe. Sublime. Un ciel à la Greco, ou à la Léon Bloy peut-être. Où le réalisme ordinaire était soudain aboli : c’était un ciel instantanément spirituel, un ciel d’Apocalypse. Et non pas seulement car il allait pleuvoir, mais parce que tout était suspendu à un jugement imminent et définitif : fini de jouer, fini de jouer dans l’ici-bas, c’est ton âme, à présent que tu contemples.  

Ce paysage, avec ces pyramides à degré faites des gravats du grand Paris, ces lignes de train, ces canaux, ce n’était pas tout un paysage qu’une simulation de paysage, immense, mélancolique, comme on en voit dans Minecraft — un paysage construit par les hommes et en tant que tel sujet au jugement moral.
Car ce qui se joue là dépasse largement la surface mouillée, assombrie de la terre. La Seine-et-Marne est un théâtre total, le lieu d’exposition terminal des grandes passions humaines. 

Nulle part ailleurs qu’ici j’ai l’impression que les hommes jouent leur âme.
Etrange impression qui doit tenir aux contradictions géographiques du lieu, qui n’est ni la ville, ni la campagne, ni la banlieue directement sociologique comme il y en partout. La Seine-et-Marne, ce sont les limbes de la ville. Cela n’existe pas vraiment, la les limbes de la ville, sinon dans les projections qu’on s’en fait. 

Alors la les limbes de la ville, un paysage essentiellement mental ? En tout cas une frontière, mobile et obsédante. Celle de Paris, peut-être, celle de la France, assurément, qui passa un jour entre ce petit cimetière français et ce petit cimetière allemand, puis par cette côte fatale ou mourut Péguy.
Frontière, donc, entre la vie et la mort. Entre le réel et sa retranscription humaine, enfin — soit l’autre nom de la géographie. La géographie, en tant que roman total, en tant que mythe gravé sur les tablettes d’argile de la Terre, et rendu, avec un peu d’imagination, sinon de courage vaguement habitable.