

Rêveries bachelardiennes en compagnie d'Aurélien Bellanger, dont la réflexion autour de la transparence de la Terre nous mène à l'expérience d'une pensée métaphysique... La transparence de la Terre est-elle illusoire ?
Elle l’est, par exemple pour les ondes sismiques.
C’est un exercice de SVT qui m’avait particulièrement marqué au collège : d’une courbe qui cassait en plusieurs endroits on pouvait inférer, simplement en reportant ces cassures, l’existence de la croûte, du manteau et du noyau terrestre.
Les rêveries bachelardiennes d'une Terre transparente
Transparente, la terre l’est aussi pour les neutrinos qui la traversent presque sans rien sentir : les détecteurs enfouis sous la glace polaire regardent indifféremment vers le ciel ou la Terre — comme on voit le soleil même avec ses paupières fermées.
La Nasa a d’ailleurs récemment diffusé une image du soleil prise à travers la Terre, en collectant les neutrinos émis par celui-ci. Comme si la terre était devenue, dans cette expérience, équivalente au corps vitreux de l’oeil.
Et on pourra probablement bientôt utiliser le magma de son manteau comme une sorte de lentille, et ses plaques continentales comme un diaphragme à iris.
La transparence de la Terre a ainsi fini par déborder le domaine exclusif de la science-fiction, dont elle a constitué l’un des tropes les plus singuliers. Par exemple dans le génial Créateur d’étoile, du pionnier de la SF Olaf Stapledon. Ou plus près de nous avec ces application de réalité augmentée qui permettent de regarder, sur un smartphone, les étoiles qui passent, comme des poissons, entre nos pieds.
Le thème du tunnel qui traverserait la Terre se rattache aussi à cet imaginaire — si profond que le remake de Total Recall remplace la colonie martienne du premier film par une colonie australienne, accessible par un ascenseur passant par le centre de la Terre.
C’est encore l’argument de l’une des meilleures aventures de Picsou, par Dan Rosa, quand le dissoutou inventé par Géo Trouvetou creuse un puits à travers la Terre — un puits que l’on retrouve dans les délicieuses planètes traversables de Mario Galaxy.
Sans parler des théories de la Terre creuse, nouvel itération de cet imaginaire.
Qu’est-ce que ces mythes racontent de notre rapport à la Terre ?
Sans doute qu’ils seraient arbitraires, et que nous pourrions tout aussi bien flotter dans l’espace. Ou bien que la fameuse allégorie de Kierkegaard, qui nous représente nageant à la surface de l’eau, et tenant par notre seule foi au-dessus des gouffres du néant, pourrait être plus vraie qu’on pense : c’est au-dessus d’un gouffre de magma que nous passons notre vie.
Toute la conquête spatiale ne serait qu’une opération de prestidigitation qui viserait à faire disparaître la Terre — comme un antidote radicale à l’angoisse kierkegardienne.
Une expérience de pensée métaphysique
Mais c’est à un autre problème philosophique que ces mythologies de la disparition de la Terre se rattachent : quand, moment crucial dans l’anthropologie des modernes, Locke décide de partager les qualités sensibles entre qualités premières et qualités secondes, qualités indépendantes du sujet et qualités que requiert celui-ci, il a fait, contre ces intuitions aqueuses d’une Terre transparente, de la solidité du sol une qualité première.
Que nous ne traversions pas la Terre, comme une onde, qu’un matelas nous empêche de sombrer dans les étoiles quand nous dormons, cela est une donnée métaphysique indépassable.
On pourrait presque parler d’une inversion métaphysique de la théorie de la gravité : nous tombons, oui, mais en même temps il faut que quelque chose nous retienne.
La transparence de la Terre, pour Locke, ne saurait donc être qu’illusoire ?
Oui, car il faut bien qu’elle résiste au poids de notre sommeil. Et c’est presque une définition de la matière : quelque chose qui résiste au sommeil et à tous ses rêves de disparition métaphysique.
Mais c’est nous, en revanche, sur cette Terre finalement opaque et nécessairement solide, qui devenons transparents, en flottant, dans l’ascenseur de verre de nos fantasmes métaphysiques, comme des méduses dont la pensée urticante verrait partout le néant, le froid, la transparence — jusqu’à douter de l’existence de l’eau.
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