Le bonheur se cache-t-il dans une encyclopédie ?

Des livres qui errent, abandonnés, comme des icebergs à la dérive d'un monde lointain...
Des livres qui errent, abandonnés, comme des icebergs à la dérive d'un monde lointain... ©Getty - Mario Fichtner / EyeEm
Des livres qui errent, abandonnés, comme des icebergs à la dérive d'un monde lointain... ©Getty - Mario Fichtner / EyeEm
Des livres qui errent, abandonnés, comme des icebergs à la dérive d'un monde lointain... ©Getty - Mario Fichtner / EyeEm
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La passion d'Aurélien Bellanger ? Les encyclopédies... qu'il imagine comme des icebergs à la dérive du monde ancien, des arbres de la connaissance déracinés et entrainés dans les eaux froides du monde des algorithmes. Que deviennent-elles, à l'heure d'internet ?

Je connaissais, il n’y pas si longtemps, le raccourci clavier, un peu sophistiqué car il impliquait l’usage de trois doigts, qui permettait de passer d’une page de Wikipedia à une autre, de façon aléatoire.

Au temps où nous surfions...

Pour les moins de 30 ans, qui ont connu surtout l’internet un peu téléguidé des réseaux sociaux, pour les moins de 20 ans à qui sont destinées les boucles automatisées de TikTok, je dois rappeller l’existence de cette pratique primitive, et propre au premier internet, qu’on appelait surfer : surfer, c’était, dans la droite ligne de la doctrine de Tim Berner-Lee, l’inventeur du web, cliquer sur des liens hypertextes pour passer d’un site à l’autre. Et les plus anciens se souviennent que ces liens hypertextes étaient bien à l’origine bleus comme des vagues. 

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Surfer dans les encyclopédies, c’est l’histoire de ma vie, c’est l’histoire de nos vies à nous, les milléniaux, qui avons connu le monde de Gutenberg, in extremis, juste avant internet : le monde du Quid et de Tout l’univers, des Grand Larousse en cinq volumes et des Universalis achetées à crédit.

Hélas, celles-ci ne se négocient plus que 50 euros sur Le bon coin, et comme j’en avais déjà deux, je n’ai pas pris celles qu’on avait déposées l’autre jour sur un trottoir dans ma rue, grande triste comme un enfant de 7 ans, ni celles-là qu’on a voulu m’offrir l’autre jour — je me suis contenté de la Britannica.

J’aime tellement les Encyclopédies, ces icebergs à la dérive du monde ancien, ces arbres de la connaissance déracinés et entrainés dans les eaux froides du monde des algorithmes, que c’est à une encyclopédie que je voulais faire ressembler mon premier roman : à une longue succession de pages au hasard.
Cela devait être, dans mon esprit, une sorte d’exclave du monde du livre dans le monde numérique — les tomes d’une encyclopédie, épais comme les dalles des pas japonais, jetés dans l’herbe envahissante du monde de demain.

Le paradoxe des encyclopédies

Le déclin des encyclopédies est inéluctable sous leur forme antique, historique, de lourds volumes de papiers, sans aucun doute.
Mais Wikipedia, chef d’oeuvre accidentel d’un ancien pornographe, s’est en revanche bien imposé, aujourd’hui, à la fois comme une source de connaissance fiable, mais aussi comme l’une des principales raisons qu’on peut trouver d’avoir confiance dans l’humanité : parce qu’elle est collaborative, bénévole et gratuite, elle me semble relever d’un optimisme encore plus grand que celui qui a présidé, au 18ème siècle, au lancement de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. 

Je me dois aussi de citer, chef d’oeuvre du genre, la Stanford Encyclopedia of Philosophy  : pour avoir connu un monde où le dictionnaire de philosophie de référence était le vénérable et rougeoyant Lalande, je sais ce que ce projet a de miraculeux — au point que j’ai commencé à vouloir stupidement en imprimer les pages, quand j’ai découvert son existence. Il m’en reste, quelque part, deux ou trois grands classeurs ardents pleins des questions métaphysiques que je me posais alors, sur les universaux, les mondes possibles et les particuliers nus.

Dans les encyclopédies se cache mieux que le bonheur : un sentiment de béatitude devant la perfection possible du savoir — quelque chose de l’ordre de la révélation, de la révélation d’un ordre. Avec, tout au fond, ce merveilleux paradoxe dont j’ai redécouvert l’existence : l’éditeur en chef de la Stanford Encyclopedia of Philosophy, Edward Zalta, est un spécialiste du métaphysicien autrichien Meinong, qui, le premier, a osé considérer que les objets impossibles -comme le cercle carré, comme l’ensemble des ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes- avaient le droit à un certain type d’existence… 

Et je me souviens alors avec émotion que j’ai connu un monde non moins paradoxal où les encyclopédies papier, cette aberration éditoriale, ont eu elles aussi droit à l’existence...