

Un faux plat ou le vent dans le dos, les villages qui défilent, les flèches de la cathédrale de Chartres qui coulissent sur l’horizon : le cycliste, bienheureux parmi les hommes, ange de lycra aux fesses rembourrées, aura parfois des sensations angéliques. De là à parler d'une religion du vélo ?
C’est quelque chose dont les cyclistes, entre eux, conviennent généralement.
Une religion laïque et populaire
Cela prend tous leurs dimanches et pour les plus dévots, cela empiète aussi largement sur la semaine, soit qu’ils se rendent à vélo au travail, soit qu’ils aient investi dans ces sortes de prie-dieu inconfortables que sont les vélos d’appartement, ou les home-trainer, placés, pour les plus radicalisés, devant l’alcôve d’une télévision qui diffuse leurs courses virtuelles en simultané.
Et puis il y a aussi quantité de pratiques qui interrogent, dans le vélo — des pratiques proches de celles de la dévotion populaire et du culte des saints.
Il est par exemple indiqué, quand on entreprend l’ascension du Ventoux, de déposer un gant sur la petite stèle qui commémore l’endroit où mourut Tom Simpson, le 13 juillet 1967.
Comme il a longtemps été possible de s’offrir une sortie avec Poulidor, de s’acheter une réplique des lunettes de Greg LeMond ou le maillot dédicacé de Laurent Fignon.
Et les cyclistes, solaires et passionnés le jour, se repassent la nuit de sombres documentaires sur le martyre de Marco Pantani — et gardent au fond de leur coeur un peu de pitié, malgré tout, pour le grand Lance Armstrong, et d'admiration ambiguë pour les chevauchées problématiques du train de l’US Postal.
On ne peut pas déterminer cependant la religiosité d’une activité à sa seule observance — sans s’intéresser à son contenu spirituel.
Le cyclisme a-t-il un contenu spirituel ?
Pas vraiment, de prime abord. Comme tous les sports, sa pratique assidue rend un peu idiot, hébété et monomaniaque. Sauf que cet état est entrecoupé d’éclat de pure grâce. Il y a toujours un moment, dans la pratique cycliste, de joie totale, injustifiée et extatique. Les esprits forts parlent de pic hormonaux. C’est une vision un peu réductionniste des choses : des pics hormonaux, pourquoi pas, mais ce n’est exactement cela que l’on ressent, quand on est anormalement heureux, à mi-pente, ou au kilomètre 100, quelque part au milieu du paysage. La sensation d’enveloppement excède un peu les catégories ordinaires de la joie : on frôle l’extase injustifiée.
Il y aurait donc un mystique du vélo, certes, mais avec quoi communiquerait-on alors ?
Une mystique légère
Avec l’espace, sans doute, car c’est lui en premier lieu qu’on explore et qui se dévoile. On est au-delà de la marche, comme transporté, en lévitation : en réalité c’est la sensation qui ressemble le plus à ce vieux rêve humain qui consiste à voler — rêve que l’aéronautique a plutôt trahi qu’exaucé, et que le cyclisme permet, seul, d’à peu près accomplir.
Un faux plat ou le vent dans le dos, les villages qui défilent, les flèches de la cathédrale de Chartres qui coulissent sur l’horizon : le cycliste, bienheureux parmi les hommes, ange de lycra aux fesses rembourrées, aura, parfois, des sensations angéliques.
L’objet de la sortie, d’ailleurs, depuis dix ans que je pratique, a toujours, sans que la chose ait directement été formulée comme telle, d’aboutir, après 100 ou 200 kilomètres d’effort, à un selfie commémoratif, la tête stupidement passée dans le tympan d’une cathédrale. Ou bien de me recueillir, pendant un court ravitaillement, devant les tombes abandonnées d’un petit cimetière — car c’est ici-bas les seuls endroits où on est toujours assuré de trouver de l’eau fraîche.
Seul vivant, alors, à des kilomètres et des siècles à la ronde, on mesure la chance inespérée qu’on a d'être là, et d'être tombé dans la main bienveillante d’un paysage secrètement mécanisé, qui saura nous ramener chez nous avant la nuit.
Le velo, ce serait donc un culte rendu à la géographie ?
Sauf qu’on n’oubliera pas, au dernier panneau d’entrée de ville croisé, de lever les bras comme on l’a vu faire si souvent à la télé — ou à chaque croisement, devant ces crucifix qui bordent les routes de campagne, comme les stèles d’une religion devenue indéchiffrable, mais qui pourrait être une assez bonne préfiguration de ce que serait la religion cycliste de demain : une religion de souffrance et de ravissement, d’humilité et de résurrection.
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