

Que peut vraiment l'intellectuel ? Est-il finalement un pauvre d’esprit comme les autres ? Serait-il... impuissant ?
Désolé cela ne nous rajeunit pas, j’ai ressorti la vieille question des années 30-40, la vieille question des existentialistes, des mauvaises dissertations qui passent de Sartre à Camus et de Péguy à Kant comme de Charybde en Sylla.
Mais je crois quand même que c’est une bonne question. En tout cas de celles auxquelles on pense dans la douche.
Hygiène de l'écrivain
D’où venait, c’est ce que je me suis demandé, en regardant agir mon nouvel anti-calcaire à effet préventif, d’où venait ma prétention à bien connaître le monde, à me poser les bonnes questions, tandis que des gens en même temps mouraient dans l’eau glacée.
Je me suis alors dit qu’elle était bien pratique, l’idée de la révolution : l’intellectuel, ne pouvant ni sauver le monde ni aider vraiment quiconque, rêverait par là d’une remise à plat générale et un peu théorique.
Mais il ne faut pas exagérer, on est tard dans le siècle, si tard que c’est le siècle d’après d’ailleurs, et ce à quoi je pensais, ce n’était pas à la révolution, mais à penser correctement les problèmes d’aujourd’hui. De trouver la bonne articulation. La question sans réponse. Ne pas trouver ce qu’il faudrait faire, ce n’est pas à ça qu’on pense quand on est dans la douche, mais pourquoi les choses sont ainsi.
D’où venait qu’on était arrivé là, que le calcaire du fascisme recouvrait à nouveau, et aussi rapidement, la bonne vieille idée antiadhéhésive de la liberté. À la limite, j’aurais presque été fier de ma mauvaise conscience : c’était presque comme un diplôme d’intellectuel.
L’intellectuel, ce ne serait pas celui qui s’engage, mais celui qui ne peut pas grand chose ? Je me disais en tout cas que l’intellectuel était un peu le prolétaires de ses idées.
Dans son journal, Gide note la réflexion suivante : d’où vient que les simples d’esprit sont difficiles à faire changer la vie ? De ce que leurs rares idées, ils ont travaillé dur pour les avoir.
L’intellectuel est un pauvre d’esprit comme les autres : quelqu’un qui ne fait d’ailleurs que ça, jouer au pauvre d’esprit, travailler à avoir des idées, à les défendre, ou à les vendre cher.
De là vient sans doute, d’une quête passionnée de la lumière alors qu’ils ont une conscience amère de leur néant, la passion ambiguë des intellectuels pour les prolétaires : eux aussi, à leur façon, pensent contre le néant.
C’est quelque chose que j’ai trouvé dans l’une des études que Benjamin a consacrée à Brecht : le genre de remarque qui vous fait sortir de la douche chaude des idéologies bourgeoises.
Ecrivains et prolétaires
Le prolétaire, écrit-il, en polémiquant d’ailleurs avec les idéaux franciscains de Rilke, sur la pauvreté comme lumière intérieure, le prolétaire c’est celui qui a une conscience exacte de sa situation — tout simplement car sa survie en dépend. Aucun romantisme là-dedans. Juste l’apparition, brutale, d’un idéal heuristique. Et c’est là où Brecht excelle : « S’il fallait dire en trois mots le décisif au sujet de Brest, on serait bien avisé de s’en tenir à l’énoncé suivant : son objet s’appelle la pauvreté. Comment l’homme qui pense doit se tirer d’affaire avec le peu de pensées pertinentes qui existent. »
C’est comme cela que Brecht échappe à sa mauvaise conscience d’intellectuel ? Probablement, oui. En généralisant à lui-même la condition de prolétaire. En passant du luxe de la libre pensée à la certitude, glaçante et salvatrice, que sa pensée est-elle aussi déterminée : « l’abondance des problèmes et des théories, des thèses et des visions du monde, est fictive. Leur façon de s’annuler mutuellement n’est ni due au hasard ni fondée dans la pensée en soi, mais se trouve au contraire dans l’intérêt des gens qui ont mis les penseurs à leur poste. »
La mauvaise conscience des intellectuel n’a rien à voir avec une quelconque passion mélancolique, elle est la juste formulation de leur impuissance structurelle.
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