

Parce qu’il a fait de son vivant l’objet d’un culte, parce qu’aucune de ses frasques n’a jamais atteinte l’image qu’on avait de lui, Maradona nous interroge. Que garderons-nous de lui ?
Tout ce que je sais c’est qu’à sa mort je n’ai pas ressenti cette émotion lointaine qu’on ressent à la mort d’une célébrité, l’effet Diana ou Johnny, cette impression de vanité soudaine devant le spectacle de la mort.
La mort de Maradona, je ne l’ai même pas trouvée triste : c’était un événement, en cela, un peu extraordinaire.
Un Dionysos face à une armée d'Appolon
Le personnage avait un caractère éminemment farcesque : et sa mort ressemblait à sa dernière farce.
Il y a une photo de lui qui le montre, de dos, face à ce qui ressemble, grand et blond, au bloc défensif de la Mannschaft : et l’on sait évidemment, sans avoir besoin de voir la vidéo, que ce petit Dionysos va atomiser cette armée d’Apollon.
Comme on a instantanément su que la vidéo n’y changerait rien et que ce but de la main, contre l’équipe anglaise, était parfaitement reglémentaire.
Il a parlé bien sûr de la main de Dieu, et la presse a logiquement conclu, ce matin, à la mort de Dieu.
Mais je crois que c’est plutôt d’un demi-dieu qu’il faudrait parler, et la chose n’a rien de dépréciatif. On se doute qu’appeler Maradona Dieu, c’est forcément allégorique. Alors que demi-dieu du foot, ça peut presque marcher.
Cela rend en tout cas bien compte de mon sentiment : je n’ai éprouvé aucune tristesse à la mort de Maradona car je savais bien qu’intrinséquement celui-ci ne pouvait pas mourir : les demi-dieux, à leur mort, sont rappelés sur l’Olympe.
Maradona était un dieu populaire, avant tout. Une émanation glaiseuse d’un bidonville argentin. Et sa silhouette trapue avait bien quelque chose d’archaïque, de précolombien. Maradona c’était, littéralement, une icône populaire.
Que le monde entier se soit ensuite prosterné devant elle me rappelle cette attitude prudente ou effrontée de Baudelaire : « je ne passe jamais devant un fétiche de bois, un Bouddha doré, une idole mexicaine sans me dire : C’est peut-être le vrai dieu. »
Maradona, profondément, nous interroge.
Parce qu’il a fait de son vivant l’objet d’un culte, parce qu’aucune de ses frasques n’a jamais atteinte l’image qu’on avait de lui — comme ces statues qu’on jette au feu et qu’on ressort intactes.
Son don, pourtant, apparaît minuscule : on le revoit dribbler plusieurs défenseurs et marquer, l’un des plus beaux buts de l’histoire du foot : Maradona, ce n’est que cela, une bonne vitesse, de l'adresse et une vision lucide du jeu.
Mais la chronologie, cependant, est troublante : ce but, il l’a marqué quelques minutes seulement après la fameuse main de dieu — et ce but ressemble en cela à une action de grâce.
Il faudrait écrire l’évangile synoptique de ces deux héros argentin partis à la rencontre de leur destin en Italie : Maradona et le cardinal Bergoglio.
Une hagiographie contemporaine
C’est aussi ce qui est troublant avec Maradona : on a assisté presque en direct à la fabrication complète d’un saint. Un saint venu jouer, à Naples, dans la capitale de la dévotion populaire. Et on repense à ce physique improbable et dionysiaque, ce corps dont la forme de tonneau s’est sans cesse accentuée, pour trouver, enfin, sa véritable identité : celle de ces petites images pieuses et cylindriques apposées sur les bougies votives.
Et plus que ces vidéos baveuses de ses exploits au Mondial de 86, ce seront ces images qu’on conservera de lui, et qu’on fera tourner, comme des lanternes magiques un peu dérisoires destinées à faire revivre la légende de ce petit saint argentin capable de traverser seul toute la défense adverse.
Alors c’est soudain l’extrême pauvreté de cette vie qui nous touche : Maradona, cela n’aura été que cela, un footballeur, une créature touchée par la grâce qu’à de rares instants dans sa vie. Mais qui peut prétendre à beaucoup mieux ?
L’éternité ne dure peut-être que 90 minutes, mais c’est juste assez pour qu’on puisse, dans un geste fou et génial, la toucher vraiment.
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