

L'événement se commémore, et il se raconte... Se pourrait-il qu'un événement, ce soit finalement un récit ?
Si l’on part du plus petit dénominateur commun, un événement, c’est une date, une date qu’on connaît et qu’on apprend. Et plus précise elle est, plus l'événement est important.
L'événement, c'est ce qui se commémore
Précise, mais sans année : c’est ce qu’on a connu, longtemps, avec le 11 septembre — on ne disait pas 11 septembre 2001, mais 11 septembre, comme si chaque 11 septembre devait entraîner mécaniquement sa commémoration.
On verra ce qu’il en est, justement, après la commémoration des 20 ans : si on dit encore 11 septembre, comme on dit 14 juillet, on si en commence à remplacer la date par l’année.
14 juillet qui est une date tellement pure, et tellement libérée du système des années, qu’on ne sait pas si on commémore ce jour la prise de la Bastille, en 1789, ou sa première commémoration, la Fête de la Fédération, au 14 juillet de l’année suivante : c’est comme si l'événement ricochait sur toutes les années.
D’ailleurs notre calendrier lui-même, depuis qu’on l’a fait commencer à la naissance de Jésus, est lui-même un ricochet, une commémoration permanente.
Le rythme de l’événement, on le voit, se moque un peu du temps du calendrier, puisque le calendrier, c’est lui. Ainsi du 18 brumaire, que les historiens ou les démocrates voient plutôt comme la date de fin de la Révolution, mais qui, parce qu’il est la dernière date du calendrier révolutionnaire demeurée dans l’usage courant, apparaît plutôt, paradoxalement, comme une spectaculaire survivance de la Révolution. Et l’empereur aura beau rétablir le calendrier romain — il est vrai spécialement adapté à un empereur —, sa prise de pouvoir demeure à jamais prisonnière du calendrier républicain : de là vient cette impression d’uchronie de la période napoléonienne.
Mais c’est bien sûr à Marx qu’on doit d’avoir définitivement fait du 18 brumaire un événement un peu hors du temps, de son célèbre essai sur Le 18 brumaire.
Le 18 brumaire se trouve par là arraché au monde des calendriers, pour entrer dans celui des concepts. Le 18 brumaire devient un type d’évenement.
L'événement, c'est ce qui raconte
Pas le coup d’état en lui-même, je crois. En tout cas le célèbre incipit du livre de Marx dénie ironiquement à celui-ci sa quelconque splendeur :
« Hegel remarque quelque part que tous les grands événements, toutes les grandes figures historiques se produisent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois c’est une tragédie, la seconde fois une farce. »
L’événement, là-bas comme ici, serait un événement négatif : ce serait l’échec de la révolution, ou sa confiscation, plutôt, pour les intérêts particuliers d’une classe, ou d’un homme.
Reste cette impression, en lisant ce Marx, qui n’est pas encore celui du Capital, qu’on a affaire à un journaliste de génie : sa façon de raconter la révolution de 1848 est absolument prodigieuse — et quasi exhaustive.
Sans doute les historiens pourraient-il en compléter la fresque ou en corriger le tableau.
Mais raconter aussi bien les événements que Marx : cela me paraît impossible.
L'événement, est-ce un récit réussi ?
Probablement, oui. Un récit si réussi qu’il se moque de l’histoire passée et à venir.
Le concept de révolution qui cristallise ici, dans ce récit fabuleux de Marx, acquiert une clarté qui tend à la prophétie.
D’ailleurs, sur ce point, et c’est toute l’ironie de ce concept littéraire de l’événement qui se transparaît ici, l’autre très grand récit de la révolution de 1848, celui que fera Flaubert dans L’éducation sentimentale, finira un temps par remporter la bataille interprétative — au titre qu’on y lira une géniale préfiguration de la révolution ratée de 1968. Mais le livre de Marx est trop bon pour qu’il ait dit son dernier mot.
En tout cas l’histoire, qu’on croyait arrêtée en 1989, ou relancée en 2001, apparaît bien plutôt suspendue, en ces temps confus que nous connaissons, et tout autant prérévolutionnaires que prédictatoraux, à cette dialectique des événements merveilleusement décrite par Marx. Et que Marx commence à nous paraître meilleur écrivain que Flaubert : voilà un vrai événement historique.
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