Qu’est-ce qu’un peintre ?

Portrait d'Ulysses Butin par Ernest Ange Duez, 19ème siècle
Portrait d'Ulysses Butin par Ernest Ange Duez, 19ème siècle ©Getty - powerofforever
Portrait d'Ulysses Butin par Ernest Ange Duez, 19ème siècle ©Getty - powerofforever
Portrait d'Ulysses Butin par Ernest Ange Duez, 19ème siècle ©Getty - powerofforever
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Si le peintre n'est plus seulement un fabriquant d'images, qu'est-il devenu ? Sa propre caricature, son propre autoportrait ? Une figure de l’immobilité dans un monde qui change ?

C’est un métier qui pèse encore, dans nos sociétés où la notion de métier s’estompe, un poids particulier.
Pourtant le peintre, depuis longtemps, n’est plus l’unique fabriquant d’images.

La fonction anthropologique du peintre

Quand Brueghel peint sa tour de Babel, il n’en existe aucune : la forme qu’il invente, ce coquillage mental, devient instantanément décisif. Mais cela fait longtemps que les peintres sont privés de ce geste inaugural. Sans doute ont-ils tenté d’en inventer d’autres : Rembrandt a peint une carcasse, Monet la fumée d’un train, Lucian Freud un évier ou la vue dépareillé d’une arrière cour — sorte de réponse aux villes idéales de la Renaissance.
Le choix du sujet, cependant, a connu, au vingtième siècle, un long déclin : le marchand d’images est devenu surtout marchand de boue, des désespérantes traces de pneu de Soulages aux objets chus dans les sérigraphies du pop art : la boue des images, plutôt que les images encore.
Le peintre, insensiblement, était devenu un critique, plutôt qu’un fabricant d’image. Et on s’est mis, dans les sièges sociaux des banques comme aux murs des cabinets de psychanalystes, à accrocher des tableaux aux murs seulement pour montrer qu’on n’était plus dupe de la tyrannie des images.
Alors le peintre idéal, à défaut d’être abstrait, devait au minimum peindre assez mal : plus on voyait la boue, moins on voyait l’image, meilleur il était. Idéalement la boue devait même un peu rejaillir sur lui : dans un monde de plus en plus aseptisé, un monde qui ressemblait de plus en plus à une image, le peintre devait demeurer une figure archaïque : de l’ogre Picasso à l’ours Bacon, dont l’atelier-tanière, reconstituée par des archéologues, a fini par être exposé à côté de ses toiles, le peintre avait fini par essentiellement se représenter lui-même.

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Il y a deux théories, sur l’autoportrait : ce serait à la fois le démonstrateur portatif de ses capacités techniques, et l’indice, comme chez Rembrandt ou Van Gogh, d’une crise existentielle.
Les deux théories, aujourd’hui, sont également valables : on vit l’âge d’or du peintre en tant qu’autoportrait, car les peintres dont nous voulons sont essentiellement des caricatures de peintres, et en même temps, leurs capacités techniques, affaiblies par un siècle qui vit le triomphe général de la technique partout, sauf en peinture, sont au plus bas : la crise existentielle couve. 

Un Suisse dans les bidonvilles

Le métier de peintre serait-il condamné ? Heureusement non, car il existe une autre histoire de la peinture au vingtième siècle, moins triomphale, mais moins destructrice aussi.
J’en eu la confirmation en allant voir, rue des Beaux-Arts, la très belle exposition consacrée à un peintre suisse oublié, Jürg Kreienbülh. Presque un peintre de genre qui a eu le malheur, ou le génie, de peindre pendant la seconde partie du vingtième siècle. Et qui, non seulement, était techniquement redoutable, mais possédait aussi un génie du sujet.
Ses tableaux les plus marquants racontent ainsi l’édification de la Défense vue des bidonvilles environnants. Ses intérieurs, beaux comme des intérieurs hollandais, sont ceux des travailleurs algériens de la zone.
Sa France, c’est celle du Paquebot éponyme échoué devant les raffineries du Havre, ses nymphéas ce sont des galettes d’hydrocarbures en suspension, ses natures mortes ce sont des boîtes empilées de Cassoulet William Saurin et de Génie sans frotter.
Et quand on l’aperçoit, soudain, dans le reflet d’une télé, on se dit que c’est ça, un peintre.

Un peintre, c'est peut-être une figure de l’immobilité dans un monde qui change. Ce n’est plus les choses qui posent pour lui, c’est lui qui tente, parce que sa technique toute simplement l’exige, de poser devant elles. Et qu’on mette un bidonville devant une usine ou des tours devant un cimetière, c’est lui qui tient, dans sa main de plus en plus assurée, moins son pinceau que le seul balancier du temps — la mesure de la permanence et de l’impermanence des choses.