

Peut-on expliquer le post-moderne ? Ou bien est-ce justement son inexplicabilité qui le caractérise ?
Question difficile, mais je crois me souvenir de la première fois que je l’ai rencontrée. J’étais libraire dans un Virgin a Rosny-sous-bois, c’était il y a presque 20 ans, un autre monde, et mon collègue David m’avait donné son service de presse du prochain Dantec, qui s’appelait Villa Vortex. Dantec, que je n’avais pas encore lu, était alors, avec Houellebecq que j’avais déjà lu, le plus grand écrivain français. Ce qui voulait surtout dire alors : les seuls à ne pas nous faire honte de n’être pas américains, à parvenir à nous faire croire que la littérature française était une grande, une très grande littérature. De celles qui, pour paraphraser une phrase décisive de Benjamin à propos de la littérature allemande, ne pouvaient se prétendre innocentes, tout en étant nos seules conditions d’accès à l’innocence. Et la suite a prouvé que ni Houellebecq ni Dantec n’étaient tout à fait innocents … Mais ça ne nous dit pas ce qui fait de Villa Vortex ma première grande expérience post-moderne.
Des récits inénarrables
Ah ah, bien tenté ! Mais si je pouvais vous en raconter l’intrigue, ce ne serait plus un roman post-moderne — et on tiendrait presque là notre première définition du post-moderne.
Villa Vortex
Pire, en ce qu’il essaierait de ne pas l’être, car il tendrait à s’expliquer sans cette. Le post-moderne, à peu près aussi efficace qu’une blague qu’on explique, est un type de récit qui se raconte lui-même et qui s’autogénère sans fin. De mémoire, car c’était il y a longtemps, Villa Vortex commençait comme un polar cyberpunk, sur fond de désindustrialisation de la banlieue rouge — le héros filmait, comme des oeuvres d’art, la destruction des usines électriques dans le Val de Marne, tout en enquêtait sur des cadavre transformés en cyborg. C’était aussi maladroit qu’un roman de Hugo, mais comme un roman de Hugo, le souffle épique finissait par l’emporter. Jusqu’à la dernière partie — celle à partir de laquelle Dantec allait commencer à perdre des lecteurs, car on n’y comprenait plus rien, mais à en gagner au moins un seul, en ma personne, fascinée par la drôle de prouesse de ces pages qui mêlait les concepts de Deleuze à la mystique juive des Sephiroth. Ca finissait sur une route escarpée de l’île effondrée de Santorin à la poursuite d’un chien robot qui se prenait pour dieu ou pour David Bowie, et il y avait écrit meta, en préfixe, à à peu près tous les mots. Alors pourquoi, me direz vous, sauver ce drôle de livre, que je n’ai jamais voulu relire, mais qui reste vriller, comme un vortex, à ma jeunesse littéraire ? Déjà, mea culpa, j’avais fini par laisser tomber Dantec, à cause du caractère exagérément baroque de ses livres suivants. Ceux de l’exil au Canada, de la conversion, de la geste bloyenne, des sympathies problématiques avec l’extrême droite. Le dernier Dantec que j’ai lu, c’est Métacortex, et l’idée d’un complot pédophile à la Qanon, avec la découverte, sous un orphelinat, d’une sorte de camp de concentration, m’avait plutôt rebuté. Mea culpa, car sur un point, la vision de Dantec était juste : on vient bien de découvrir, sur fond de génocide indien, les cadavres de 215 enfants sous un pensionnat de la Colombie-Britannique …. Mais cela nous éloigne de notre question : qu’est ce que c’est que la post-modernité ? Qu’est ce qu’il y avait de si singulier, de sauvable, dans la fin de Villa Vortex ?
Écoutons plutôt l’exceptionnelle série Rick et Morty, la grande œuvre post-moderne de notre temps. Qui dans sa saison 4, après un épisode immensément mélancolique, sur le film de braquage, dont la conclusion est que tout récit parfait — ce dont ils sont la métaphore — est vain, emmène nos héros dans un train intra, extra et métadiégétique : dans le train du récit lui-même, tel qu’il se fait et se défait lui-même. Et comme chez Dantec, ce qui aurait pu frôler le plat récit nabokovien sur la folie des universitaires, apparait soudain de nature à relancer, dans notre civilisation exsangue et désenchantée, les démons dévastateurs du récit.
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