De Rushdie à Asia Bibi, la poisseuse tolérance à l’égard de l’intolérance

Manifestation au Pakistan pour réclamer la peine de mort pour Asia Bibi, le 21 novembre
Manifestation au Pakistan pour réclamer la peine de mort pour Asia Bibi, le 21 novembre ©AFP - Asif Hassan
Manifestation au Pakistan pour réclamer la peine de mort pour Asia Bibi, le 21 novembre ©AFP - Asif Hassan
Manifestation au Pakistan pour réclamer la peine de mort pour Asia Bibi, le 21 novembre ©AFP - Asif Hassan
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En voyant les images des foules islamistes réclamant la tête d’Asia Bibi, cette chrétienne pakistanaise d’abord condamnée à mort pour blasphème puis récemment acquittée, on ne peut pas ne pas penser à l'affaire Rushdie.

Aujourd'hui je voudrais évoquer  le sort d’Asia Bibi, cette chrétienne pakistanaise d’abord condamnée à mort pour blasphème puis récemment acquittée. Comme vous le savez, Asia Bibi reste sous la menace de groupes islamistes qui ont juré d’avoir sa peau, et on a appris hier que l’Allemagne pourrait lui offrir l’asile. Pourtant, c’est vers d’autres pays que le mari d’Asia Bibi s’était tourné pour demander de l’aide, et notamment vers la Grande-Bretagne. Mais les dirigeants de ce pays ne se sont pas manifestés, et leur prudente discrétion rappelle l’attitude qu’avaient déjà adoptée une partie des élites britanniques au moment d’une autre affaire à laquelle on ne peut pas ne pas penser en voyant les images des foules islamistes réclamant la tête d’Asia Bibi, je veux parler de l’affaire Rushdie

En 1989, lorsque l’ayatollah Khomeyni lance sa fatwa contre Rushdie, une campagne mondiale s’abat sur lui. Un peu partout, ses amis sont traqués, son traducteur du japonais est assassiné au couteau, son éditeur norvégien est la cible de plusieurs coups de feu, et Rushdie lui-même, comme Asia Bibi, est condamné à vivre terré, errant de cachette en cachette. Il faut s’en souvenir : son livre, Les Versets sataniques, a été brûlé en place publique en plein coeur de Londres ; ses amis de gauche l’ont traité, lui, l’immigré profondément ancré dans la culture musulmane, de raciste et d’islamophobe ; de grands journaux se sont indignés que le peuple britannique ait à supporter le coût de sa protection. 

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"Personne n’a vu la fatwa comme le début d’un conflit plus large"

C’est peut-être tout cela que le gouvernement britannique a en tête quand il ne propose pas l’asile à Asia Bibi, et en agissant ainsi, ou plutôt en s’abstenant d’agir, il montre qu’il a la mémoire courte. Je me souviens, j’étais allé voir Salman Rushdie pour « Le Monde », à Londres, en 2012, et nous avions évoqué ce moment si fondateur de 1989. Les attentats du 11 Septembre n’avaient pas encore eu lieu, le cinéaste Theo Van Gogh n’avait pas été assassiné aux Pays-Bas, les caricatures de Mahomet n’avaient pas été publiées, les locaux de Charlie n’avaient même pas encore brûlé… Lors de notre entrevue, Rushdie avait résumé les choses en disant : « Tout cela fait partie de la même histoire, du même récit fondamental. Mais, en 1989, il était trop  tôt pour comprendre de quoi il s’agissait. Personne n’a vu la fatwa comme le début d’un conflit plus large, on y percevait une anomalie farfelue. C’est comme  dans Les Oiseaux, d’Hitchcock. Il y a d’abord un oiseau qui apparaît, et vous vous dites : “C’est juste un oiseau !” C’est seulement plus tard, quand le ciel est rempli d’oiseaux furieux, que vous pensez : “Ah, oui, cet oiseau annonçait quelque chose, il n’était que le premier…” »

Voilà, en 1989, il était trop tôt pour comprendre. En 2018, il est peut-être trop tard. Entre-temps face à ces oiseaux de mauvais augure, il n’y aurait alors eu que ces volatiles craintifs que Rushdie décrit, dans son ornithologie de la terreur, comme des mouettes « aux ailes mazoutées ». Le mazout représentant, ici, une visqueuse tolérance, . 

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