De Mossoul au philosophe Jacques Derrida, une défense et illustration de l'étagère -fragile, parfois poussiéreuse, mais soutien tout à fait essentiel des livres et de l'esprit.
Aujourd'hui je voudrais évoquer les étagères. Les étagères en tant qu'elles sont fragiles, en tant qu'il faut les défendre, ce combat étant non pas périphérique, ou subalterne, comme le croient beaucoup de poujadistes assumés ou honteux, mais tout à fait essentiel.
D'ailleurs les habitants de Mossoul, eux, ne s'y sont pas trompés, vous le savez, à peine débarrassés des djihadistes ils se sont empressés d'organiser une fête qui n'était pas n'importe laquelle, puisque c'était une fête du livre, qui a accueilli 10 000 personnes et encore plus d'ouvrages, une collecte ayant permis de récolter 14 000 volumes, dont une partie a été distribuée pendant la fête, et une autre est allée repeupler les étagères de la bibliothèque de l'université de Mossoul, ces étagères sur lesquelles les hommes de Daech se sont d'emblée acharnés lorsqu'ils avaient pris la ville, ces mêmes étagères dont les habitants de Mossoul ont ressenti la nécessité de prendre soin, une fois libérés de l'emprise djihadiste.
Derrida, les combats et les étagères
Or en lisant les articles qui racontaient cette histoire, j'ai repensé à une autre scène, apparemment anecdotique, mais qui fut dans ma vie comme un coup d'envoi. C'était à Montpellier, en 2001, peu de temps après les attentats du 11-Septembre. Le philosophe Jacques Derrida et l'historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco venaient de publier un beau livre de dialogue intitulé De quoi demain... Plusieurs fois, j'avais eu la chance de voyager avec eux pour présenter ce livre et à Montpellier, donc, en fin de soirée, lorsque la parole fut donnée à la salle, une jeune femme s'était emparée du micro. D'une voix douce, déterminée, elle avait dit à peu près ceci, en substance : Monsieur Derrida, c'est bien joli tout ça, mais plutôt que d'écrire de la philosophie, ne croyez-vous pas qu'il vaudrait mieux mener des combats concrets ? Votre livre, lui, finira comme les autres : sur une vieille étagère poussiéreuse !
A ce moment-là, je m'en souviens comme si c'était hier, Derrida installe un silence. Ce moment dure une bonne dizaine de secondes, autant dire une éternité. Puis il s'adresse à l'étudiante qui l'a interpellé. Il le fait avec tendresse et fermeté. Il lui dit d'abord qu'elle a raison, que la bataille politique est fondamentale. Il rappelle ensuite ses propres engagements, aux côtés de Nelson Mandela contre l'apartheid, pour l'abolition de la peine de mort ou en solidarité avec les sans-papiers. Mais il ne recule pas sur l'essentiel, et finit par lancer cet appel (je cite de mémoire) : bien sûr, mademoiselle, il faut lutter, oui, il est nécessaire de tracer un horizon de justice. Et pourtant, mademoiselle, je veux vous convaincre qu'il n'y a pas de combat plus urgent que celui qui consiste à sauver les étagères ! Vivent les vieilles étagères, mademoiselle ! Rejoignez la lutte pour la défense des vieilles étagères !
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