

Aujourd'hui je voudrais évoquer le philosophe allemand Jürgen Habermas, l'une des dernières grandes figures de la pensée européenne, qui a aujourd'hui 88 ans.
Les éditions Gallimard font paraître de lui une biographie et deux volumes de textes, c'est donc l'occasion de rendre hommage à ce philosophe mondialement connu, mais dont beaucoup d'intellectuels français ont pris l'habitude de se gausser. Parce que Habermas a élaboré une théorie de « l'agir communicationnel », parce qu’il essaie de penser la discussion libre, l'argumentation rationnelle, l'entente en vue d'un accord, bref le dialogue comme idéal démocratique et comme forme supérieure de l'action politique, beaucoup l'ont accusé d'être un doux rêveur, un gogo du consensus, bref un bisounours du concept. Voyez plutôt, Habermas aura réussi ce tour de force de réconcilier contre lui des sociologues comme Pierre Bourdieu et Alain Touraine, tous deux lui reprochant d'évacuer la dimension conflictuelle du monde social. Or à l'occasion de ces nouvelles parutions, nous sommes allés voir Habermas chez lui, à Starnberg, près de Munich, et l'homme que nous avons découvert est tout sauf un béni-oui-oui, c'est un philosophe aux prises avec les convulsions de l'histoire, un intellectuel dont la pensée est d'abord une « pensée contre ».
Contre le nazisme, d’abord, ce nazisme dans lequel Habermas a d’abord baigné, puisque son père avait adhéré au parti national-socialiste et que lui-même est passé par les Jeunesses hitlériennes. Contre l’Allemagne de l’après-guerre, ensuite, qui le dégoûtait d’autant plus que beaucoup de ses profs étaient d’anciens nazis sans remords_. « Nous devions vivre avec cette évidence que nous nous trouvions dans une université où d’anciens nazis donnaient des cours,_ raconte Habermas_. C’était ainsi, on ne pouvait rien faire contre »_. Or en réalité, vous l’aurez compris, il aura beaucoup fait, contre. Habermas n’a pas cessé de traquer le nazisme, ses concepts, son jargon, à même le texte, jusqu’au coeur de la philosophie. Indigné par l’aveuglement dont a longtemps bénéficié Heidegger, Habermas s’est cabré contre une certaine pensée française. Contre le culte du tragique et du crépusculaire, il a défendu les ressources de la pensée rationnelle, les droits de ce qu’il nomme une « raison faible, faillible, mais non défaitiste ». Sans pitié pour l’héritage du nazisme en philosophie, Habermas se montre aussi très critique à l’égard de sa propre tradition, la tradition critique, de gauche, issue de la fameuse école de Francfort. Contre le pessimisme de ses fondateurs, Adorno et Horkheimer, il a voulu reconstruire un savoir philosophique entièrement tendu vers l’idéal d’une émancipation à venir. Voilà, on ne comprend rien à la philosophie d’Habermas, à son désir de veiller sur une démocratie affaiblie, de relancer l’idéal européen face à la montée des populismes, on ne comprend rien à tout cela si on n’a pas en tête cette mémoire meurtrie, cette conscience toujours aux aguets, où s’enracine son écriture à la fois si rationnelle et si exaltée, cet élan bouleversant qu’on peut nommer, en reprenant une de ses formules, un « pathos de la vérité ».
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