

Ce qui nous fait peur, par définition, c’est moins la banalité statistique que l’événement inédit, la menace imprévisible.
Je m’apprête à partir au Mans pour le 29e Forum Philo Le Monde Le Mans, qui affrontera, à partir de vendredi, trois jours durant, le thème de la peur, et lors des rencontres préparatoires à ce Forum, notamment dans des lycées, on a évoqué toutes sortes de peurs, la précarité sociale, le réchauffement climatique, le nucléaire ou encore, bien sûr, le terrorisme. Beaucoup d’élèves ont dit spontanément : moi j’ai peur des attentats. Et ça n’a pas manqué, j’ai entendu des adultes répondre à ces jeunes en utilisant un argument qui traîne partout, un argument aussi faible que trompeur.
Je veux parler de l’argument statistique, vous le connaissez tous : "on risque bien plus de mourir sur une autoroute que sous les balles des djihadistes, donc y’a pas de raison d’avoir peur. Et d’ailleurs, c’est bien connu, cette violence n’est pas nouvelle, elle a toujours existé, simplement aujourd’hui elle est mise en scène par les médias et exploitée par les politiques". Autant de convictions qui sont en partie justes et en même temps qui ne résistent pas aux faits. Car, ce qui nous fait peur, par définition, c’est moins la banalité statistique que l’événement inédit, la menace imprévisible.
La litanie des crimes qui font peur parce qu’ils font événement
Or ce qui se passe depuis plusieurs années avec le terrorisme, ce qui menace effectivement nos corps au quotidien, c’est une cruauté dont on peut tout a fait comprendre qu’elle suscite la crainte, car ses formes sont férocement nouvelles, oui, en France, à chaque attentat c’est la première fois. Pouvez-vous me dire quand des hommes avaient égorgé un prêtre en pleine messe, comme à Saint-Etienne du Rouvray ? Pouvez-vous me dire quand un camion avait foncé sur la foule, comme à Nice ? Pouvez-vous me dire quand, pour la dernière fois, des hommes avaient semé la mort dans une salle de concert, comme au Bataclan ? Pouvez-vous me dire quand un homme était entré dans une école pour y abattre des enfants à bout portant ? Et puisqu’à nouveau Charlie se trouve menacé aujourd’hui, pouvez-vous me dire quand la rédaction d’un journal avait été liquidée ?
J’y pensais, l’autre jour, en entrant dans mon journal qui est devenu, comme Radio France, une sorte de bunker, je me disais « tiens, mais au fait, même à la pire époque de la guerre d’Algérie, quand les partisans de l’Algérie française plastiquaient les journaux qui soutenaient l’indépendance, il n’y a jamais eu de massacre comparable à celui de Charlie hebdo ». Voilà pour la litanie des premières fois, des crimes qui font peur parce qu’ils font événement, surgissant de façon imprévisible, sur le mode de l’urgence, du sans précédent. Alors, aux jeunes qui se sentent menacés par ces attentats, il ne sert à rien de brandir les statistiques autoroutières. Mieux vaut leur rappeler ces mots de l’écrivain Georges Bernanos : « il faut savoir risquer la peur, comme on risque la mort, le vrai courage est dans ce risque ».
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