Des chansons aux poèmes, en passant par les romans et la correspondance, l’œuvre de Brassens est traversée par une nécessité : celle de la pensée libre, à rebours du dualisme et du collectif.
- Jean-Paul Liegeois Auteur
Pour cette deuxième émission consacrée aux chansons et autres textes de Brassens, Matthieu Garrigou-Lagrange est en compagnie de Jean-Paul Liégeois, à qui l’on doit la publication des œuvres complètes de Brassens aux éditions du Cherche midi.
Un homme bien plus complexe qu’il y paraît et qu’on n’a eu de cesse de «banaliser pour mieux le priver de ses aspérités» : ainsi Jean-Paul Liégeois qualifie-t-il Brassens. Si ce dernier est en passe de devenir consensuel aux yeux du grand public à force d’être présenté sous la face unique d’un chanteur de variété, il fut à son époque un contestataire, «un poète qui [descendait] dans la rue comme une émeute» selon les mots de son ami René Fallet.
Brassens a démarré chez Patachou en 1952. En 1953, c’était toutes les premières chansons qui étaient interdites sur les ondes nationales et qu’on ne découvrira ensuite qu’à travers Europe 1. C’est ça, l’émeute. (Jean-Paul Liégeois)
Il est bon de se remettre à l’esprit le contexte politique dans lequel chantait cet «humble troubadour» pour mieux comprendre la force vive de ses textes. À une époque où l’on n’envisageait guère de nuances entre l’engagement politique absolu et la lâcheté complice — voire collaborationniste —, Brassens eut l’aplomb de chanter son refus de «Mourir pour des idées». Il fut cet anarchiste à rebours des dogmes et de l’esprit manichéen. S’il ne fut pas tendre, voire même violent envers les personnages de policiers, curés ou magistrats de ses chansons, il eut l’intelligence de nuancer leur portrait au fur et à mesure que se construisait son œuvre musicale. Ainsi, il brocarde les curés, mais célèbre celui qui refuse de pendre un malfrat dans La messe au pendu. Dans Hécatombe, il met en scène le massacre d’une troupe de policiers, mais remercie avec L’Épave celui qui le sauve de la rue.
Refusant de se prendre pour un intellectuel, fût-ce un «penseur du dimanche», Brassens s’appliquait à penser sans contraintes, sans référence à un système ou un maître. Il n’y avait chez ce poète païen aucun désir mimétique, que du singulier. Ses chansons portent la trace d’une pensée solitaire et modeste. Ainsi disait-il : «Si j’étais philosophe, je philosopherais. Je suis faiseur de chansons, je chante».
Brassens a eu une période d’engagement assez courte, très militante, avec des écrits très violents. Il a préféré par la suite ce système de la « propagande en contrebande », une forme d’engagement beaucoup plus subtile parce qu’elle oblige les gens qui l’écoutent à réfléchir. Brassens ne vend pas des slogans. Il a toujours été en décalage, en marge. Il ne disait pas qu’il était anarchiste ou libertaire. Il disait : « Je suis une espèce de libertaire ». (Jean-Paul Liégeois)
Brassens aurait pu toutefois ne pas être chanteur. Nourri par la littérature et plus particulièrement par la poésie, il ambitionna un temps de devenir romancier et poète. L’on a depuis sa disparition retrouvé nombre d’écrits qui en attestent, publiés sous la direction de Jean-Paul Liégeois : des poèmes, des chroniques, ainsi que deux romans (La lune écoute aux portes, La Tour des miracles) et une pièce poétique, «Les Amoureux qui écrivent sur l’eau», publiée pour la première fois en dernière partie de son recueil La Mauvaise Réputation (Denoël, 1954). Il s’agit là d’un long poème à la manière des œuvres d’Homère ou Virgile, entrecoupé par les interventions d’un chœur comme on en trouve dans le théâtre grec. Surprenant, pour qui ne connaît de Brassens que Les copains d’abord…
Il s’est arrêté à mi-chemin en littérature. Il y a chez Brassens des premiers pas, des esquisses en matière de prose. Peut-être aurait-il été un formidable romancier s’il avait continué. (Jean-Paul Liégeois)
Parmi les écrits du «Croque-Notes» rassemblés par Jean-Paul Liégeois, sa correspondance. Brassens disait avoir en horreur l’art épistolaire, mais s’y est cependant livré, y couchant ses goûts – la littérature, les poètes – et ses dégoûts : la connerie et le sectarisme. Rien de plus, rien de moins.
Du point de vue musical, les critiques l'accusèrent parfois d'être monotone, de donner dans la facilité. Il est vrai qu’il cultiva à dessein l’apparence de la facilité et de l’oralité : «Il faut que mes chansons aient l’air d’être parlées, déclara-t-il au philosophe Philippe Nemo en 1979 lors d’un entretien pour France Culture. Il faut que ceux qui m’entendent croient que je parle, croient que je ne sais pas chanter, croient que je fais des petites musiquettes faciles».
Brassens a fait son apprentissage de musicien en autodidacte avec le Jazz manouche, avec Django Reinhardt. Comme en littérature, comme en écriture, il a réussi à trouver sa propre méthode - et cette méthode surprend beaucoup. Ses mélodies sont d’une complexité extraordinaire. Il y avait chez lui une volonté de trouver sa propre musique, comme il avait trouvé sa propre façon de penser. Malgré ça, il a fallu très longtemps pour qu’on parle de la musique de Brassens. Lui-même a tendu le dos pour se faire battre en disant dans ses entretiens que la musique ne devait pas être trop voyante et gêner le texte. En réalité, Brassens tenait beaucoup à la musique. Ce qui lui procurait le plus de plaisir était de trouver des mélodies. (Jean-Paul Liégeois)
Celui qui se déclarait d’une ignorance «abécédaire», pris entre ses passions littéraires et sa modestie, réussit pourtant à toucher le grand public et se faire l’allié des lettrés et des intellectuels. Brassens n’est-il pas celui qui régénéra les variétés françaises en retrouvant le verbe de François Villon ?
La richesse de son œuvre, des chansons aux poèmes, en passant par les romans et la correspondance, est à découvrir désormais aux éditions du Cherche midi.
MUSIQUE GÉNÉRIQUE (début) : Panama, de The Avener (Capitol)
MUSIQUE GÉNÉRIQUE (fin) : Nuit noire, de Chloé (Lumière noire)
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