Multiple et fragmentée, l’œuvre de Chantal Akerman s’appréhende par le questionnement, dont elle a fait son maître mot selon la devise de Jabès : « Toute interrogation passe par le regard ».
- Corinne Rondeau Maître de conférences en esthétique et sciences de l’art à l’Université de Nîmes et critique d'art
Pour cette deuxième émission consacrée à l’œuvre de Chantal Akerman, nous sommes aux côtés de Corinne Rondeau, professeure en esthétique et sciences de l’art, et familière de la maison ronde, puisqu’elle intervient régulièrement sur France Culture. On lui doit l’ouvrage notamment « Chantal Akerman : passer la nuit », publié aux éditions de L’Éclat en 2017, sur lequel elle revient aujourd’hui en notre compagnie.
Comment trouver les termes justes pour qualifier l’œuvre d’une artiste « divisée » — ainsi qu’elle l’affirmait elle-même — et par conséquent multiple ? Travailleuse de l’image, mais aussi des installations et des lettres, Akerman demeure impossible à épingler d’une formule, sans doute parce qu’elle-même se méfiait des mots, bien qu’elle les ait maniés toute sa vie. Mue par un rapport plus physique que cérébral aux images, elle refusait d’expliquer verbalement ses intentions artistiques lorsqu’elle tournait un documentaire, de peur de tuer son désir. De même, elle ne décrivait pas ses installations à l’avance, préférant les laisser naître petit à petit dans le travail lui-même, n’en disant rien, donc, si ce n’est, ainsi qu’elle le déclara à propos de l’installation d’Est, que cette dernière répondait à la « nécessité de la fragmentation ». Fragmentation : le terme lui convenait, parce qu’il montrait bien « qu’on ne peut pas tout dire d’un monde ».
Si elle demeure fragmentée, l’œuvre de Chantal Akerman n’est-elle pas également monde en soi, que l’on ne pourrait appréhender dans son entier ? Ainsi faudrait-il l’approcher de biais, par la métaphore, ce que s’efforce de faire Corinne Rondeau. Nous méditons aujourd’hui en sa compagnie sur les images qu’elle a choisies pour parler de l’œuvre de la cinéaste belge, qualifiée par elle de « dépossession jusqu’au bout de la nuit », de cinéma travaillant « à ce qui manque », se définissant par le rien, le blanc, comme la trace d’un désir, celui de se remémorer un passé non vécu.
Au cours de sa carrière artistique, Chantal Akerman a su construire une œuvre polymorphe, mainte fois renouvelée, quitte à en déconcerter plus d’un.
Le cinéma de Chantal Akerman n'est pas confortable. Elle vous demande de rester debout face à ses images, d'être avec elle dans le temps de l’œuvre. Comme elle le disait elle-même : '' Le cinéma, c'est vivre avec ces images. Et non pas sortir d'une salle de cinéma en disant qu'on n'a pas vu le temps passer. (Corinne Rondeau)
De Saute ma ville (1968), premier film réalisé à l’âge de dix-huit ans, à La Folie Almayer en 2011, son cinéma explore des thèmes en forme d’obsessions : la faute, la rédemption, la mère, l'emprisonnement aussi…
Il y a un jeu de l'enfermement dans Saute ma ville. Il faut d'abord s'enfermer pour être libre, car comment sortir d'un espace sinon en le faisant sauter ? (Corinne Rondeau)
Et puis il y a le passé comme question sans réponse, car fondé sur une histoire familiale et collective dramatiques, celles de la Deuxième Guerre mondiale, de la déportation, des camps. Vivre, qu’est-ce ? Serait-ce là l’interrogation principale de l’œuvre d’Akerman ? Elle qui affectionnait cette citation de Jabès, auteur du Livre des questions : « Toute interrogation est liée au regard ».
Une œuvre en résonnance avec la pensée juive, car si Akerman a lu Proust — et en a adapté La prisonnière —, elle a également lu la poésie d'Edmond Jabès et les écrits du grand philosophe Emmanuel Levinas.
L’œuvre d’Akerman, ne serait-ce pas enfin la beauté ? Celle qui vous permet, peut-être, de passer la nuit, de l’endurer, de la transfigurer, aussi ; d’en faire sentir le passage, enfin, jusqu’à passer soi-même. Dans son sillage, la cinéaste belge laisse une œuvre en forme de recommencement, qui a su transcender ses propres ressassements, pour atteindre cet état « sans fin » selon les mots de Corinne Rondeau — sans fin comme tout ce qui se fonde sur les questions, et non sur les réponses.
Je crois que l'œuvre d'Akerman est un roman perdu, et ce roman perdu, c'est la vie-même, qu'elle tente de retrouver à travers la figure de la mère — ou du père. (Corinne Rondeau)
MUSIQUE GÉNÉRIQUE (début) : Panama, de The Avener (Capitol)
MUSIQUE GÉNÉRIQUE (fin) : Nuit noire, de Chloé (Lumière noire)
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