Enfermement, ouverture, cloisonnement, nomadisme, claustration et vagabondage : la cinéaste Chantal Akerman nous enseigne à reconsidérer notre rapport aux espaces, entre habitat, refuge et prison. Décryptage avec l'universitaire et spécialiste du cinéma Corinne Maury.
- Corinne Maury Maîtresse de conférences en histoire et esthétique du cinéma à l'Université de Toulouse II
Nous recevons aujourd'hui Corinne Maury. Maîtresse de conférences en histoire et esthétique du cinéma à l'Université de Toulouse II, autrice de Du parti pris des lieux dans le cinéma contemporain (Hermann, 2018), elle nous parle du thème de l'espace dans les films de Chantal Akerman.
Car dès son premier film, Saute ma ville, l'espace s'impose comme l'une des clés de compréhension de l'oeuvre. Enfermant, étouffant, cet espace tel qu'Akerman le met en scène dans ce premier film inaugure une vision désenchantée du rapport du personnage à son environnement quotidien. Matriciel sur bien des points, ce premier film explore un premier site emblématique de l'esthétique d'Akerman : la chambre, qui lui inspirera le titre d'un autre film en 1972.
La Chambre, Le 15/8, Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles : autant d'interrogations qu'il ne serait pas exagéré de qualifier d'existentielles sur nos rapports aux espaces, en particulier les espaces intérieurs. Plus que des décors, ces lieux réapparaissent dans leur étrangeté, dans ce qu'ils impliquent comme façon d'agir et de vivre. Dormir, manger, se mouvoir, habiter, entrer et sortir sont sous l'objectif d'Akerman autre chose que de simples attitudes théâtrales : derrière ces gestes se joue l'influence réciproque des êtres sur les lieux qu'ils occupent et de ces lieux sur les êtres qui s'y abritent, s'y réfugient ou si enferment.
L'histoire de Jeanne Dielman est celle d'une temporalité, mais aussi d'une angoisse, que Jeanne essaie de neutraliser avec son geste, qui prend soin de l'espace et l'harmonise. (Corinne Maury)
Dialectique, le rapport des personnages d'Akerman aux espaces qu'ils traversent comprend toujours un risque d'aliénation, de clôture.
L'espace, c'est aussi cette composante du film à travers laquelle Akerman nous parle du temps qui passe, nous donne le sentiment du quotidien, élabore un discours féministe. Contre l'engluement spatio-temporel des femmes, contre la claustration qui leur est imposée, la cinéaste esquisse des itinéraires de fuite, parfois d'une violence extrême. Il faut dire que l'espace akermanien est tout sauf anecdotique, même quand il permet de figurer la banalité d'une vie. Le corps et la psyché y sont engagés. Spatialisées, les passions, les névroses, les pathologies organiques et psychologiques résonnent avec les lieux où elles s'expriment ou se répriment.
Il y a une scène, celle où Jeanne s'assied dans le salon. À cet instant du film, il y a quelque chose qui tremble, une angoisse qui monte, et on a l'impression que Jeanne se tient dans le rien. Arriver au cinéma à dire ce qu'est un corps qui se tient dans le rien est un geste d'une force inouïe. (Corinne Maury)
Cette attention extrême aux localités explique, en partie, l'importance de la ville dans l'oeuvre d'Akerman, en particulier New York et Bruxelles dans le film News from home.
C'est aussi à travers l'espace que Chantal Akerman réfléchit à l'altérité. Absence, manque, proximité, séparation, commensalité pesante ou au contraire chaleureuse : la localisation respective des êtres les uns par rapport aux autres agit sur la nature de leurs interactions et, en fin de compte, de leur relation. Réfléchir au lieu, c'est donc réfléchir à soi, mais aussi à soi par rapport aux autres en fonction de configurations spatiales qui se recomposent sans cesse. C'est peut-être là l'origine de l'affection de ce cinéma pour les fenêtres, comme une mise en abyme de l'art cinématographique lui-même.
L'espace n'aura cessé de hanter tout le cinéma d'Akerman, jusqu'à son dernier film au titre évocateur, No home movie. Fenêtre sur l'oeuvre d'Akerman, le thème de l'espace renvoyait à tout ce qui comptait le plus pour la cinéaste : son art, son rapport aux autres, son rapport à soi.
MUSIQUE GÉNÉRIQUE (début) : Panama, de The Avener (Capitol)
MUSIQUE GÉNÉRIQUE (fin) : Nuit noire, de Chloé (Lumière noire)
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