"À Toulouse, il y a tout"

La place du capitole à Toulouse
La place du capitole à Toulouse ©Getty -  Consejo
La place du capitole à Toulouse ©Getty - Consejo
La place du capitole à Toulouse ©Getty - Consejo
Publicité

Je m’étais toujours moqué, les rares fois où j’étais allé à Toulouse, de l’étrange propension de ses habitants à faire de leur ville le centre de l’univers, prétention qui se résumait à cette phrase, que j’ai entendue répétée cent fois : « à Toulouse il y a tout ».

Phonétiquement, c’était exact, mais les arguments qu’on m’en donnait étaient plus fantastiques : tout cela voulait dire les Pyrénées et le Massif Central, l’Atlantique et la Méditerranée, l’Espagne et l’Italie — Toulouse paraissait ainsi étrangement enjamber ce cercle de 200 km de rayon autour d’elle, un cercle dans lequel, littéralement, il n’y avait rien — sinon un vaste hinterland rugbystique que j’avais découvert un soir de l’avion, dans les taches lumineuses verdâtres que faisaient dans les villages les terrains éclairés. En réalité nier ce cercle, l’anéantir en le considérant comme un no man’s land pour aller grappiller à 100 ou 200 kilomètres de là des frontières naturelles, si cela semblait absurde pour une ville, cela relevait aussi du mouvement naturel des royaumes : et c’était bien je crois ce qu’on essayait confusément de me dire — il y avait tout à Toulouse non pas en tant que ville, mais en tant que capitale. 

Capitale d’un des trois royaumes qui auraient pu composer la France, si elle avait eu la taille moyenne d’un pays européen, et que la logique territoriale avait prévalu sur la la logique jacobine, et le traité de Verdun sur le fantasme impérial : il y aurait eu le pays des Francs, et ses dépendances naturelles, jusqu’à la Bretagne et au Berry, la Nouvelle Lotharingie, centrée sur Lyon mais reliant Marseille à Anvers, et enfin l’énorme masse du comté de Toulouse, d’une Occitanie allant de La Rochelle à Montpellier. 

Publicité

J’étais à Toulouse samedi dernier et j’ai fini par souscrire moi aussi cette vision : c’est la première fois que Toulouse m’apparaissait bien comme une capitale. 

Cela tenait à un ensemble de faits, plus qu’à une révélation urbanistique. 

Inspectant ainsi le fond philosophie de la librairie Ombres blanches, pour le comparer mentalement à celui de Vrin ou de Gibert, j’ai eu l’heureuse surprise de découvrir que les œuvres de Gramsci étaient là au complet : Toulouse a la réputation d’être une ville engagée, militante  — impression soulignée par l’écrasant bruit d’un hélicoptère anti-émeute qui survolait la place du Capitole, en ce jour anniversaire du mouvement des gilets jaunes — mais j’appréciais le fait qu’on y trouve également, dans la plus grande librairie de la ville, les éléments intellectuels, et solidement reliés, d’une future révolution. 

Comme j’appréciais aussi — il est du destin des capitales de n’être ni de droite ni de gauche — qu’on soit là tout à côté des reliques de Saint Thomas d'Aquin, que j’étais allé saluer aux Jacobins, achetant à cette occasion pour mes enfants une bande dessinée hagiographique, qui s’ouvrait sur cette excellente phrase de Gilson : « l’immense différence que je trouve entre Thomas et les autres théologiens, c’est qu’il me permet toujours de comprendre la vérité de leur théologie particulière et par conséquent de leur faire accueil, au lieu qu’aucune de ces théologies ne me permet de comprendre la sienne. »

Je l’avais d’ailleurs découverte au Florida, entouré de tout un groupe de dominicaines hispanophones qui buvaient des chocolats chauds, et qui devaient considérer Toulouse comme leur capitale de cœur. 

Toulouse avait bien ce caractère charitable que Gilson prêtait au grand Dominicain. 

J’avais ainsi pu trouver des gens sympathiques avec qui aller voir le Polanski, et j’avais été accueilli à l’entrée de la salle par des activistes tout aussi sympathiques qui portaient une banderole « Polanski violeur », mais qui nous avaient laissés entrer sans violence dans la salle, après nous avoir remis un tract. 

Au fond le seul provincialisme de ce séjour charmant fut d’avoir pris le lendemain à l’aube un taxi qui utilisait une anachronique application de CB sur son iPhone, afin d’échanger avec ses collègues sur la demande en temps réel à la sortie des boîtes de nuit. 

J’ai ainsi fait la découverte de l’Esméralda, du Purple et du Senso, j’ai déploré que le verre soit si cher au Ma biche, sur le toit des anciennes Nouvelles galeries, et qu’il faille s’y contenter de queues de cerise, quand tout ce dont rêvait notre mystérieux interlocuteur, c’était de rouquines et de bières à volonté.

Il déplorait plus généralement le déclin des boîtes de nuit, remplacé par les applis de rencontre. 

Mais en réalité tout cela, de ces pittoresques complaintes à l’usage nostalgique d’une CB, relevait moins d’un provincialisme que de l’exotisme le plus pur : ainsi une fois encore Toulouse était bien capitale.