

Si Heredia était vivant il serait speedrunner.
Je n’ai jamais dépassé le deuxième ou le troisième château dans Super Mario Bros. Un problème de timing et de lave. C’est à peine plus brillant avec Super Mario World : j’accède bien, au fond du lac du deuxième monde, au raccourci d’où on devine au loin, clignotant et maléfique, le château de Bowser, mais le sol glisse horriblement, je meurs à la première carapace, ou si j’arrive, par miracle, jusqu’au point de sauvegarde intermédiaire, voire jusqu’à Yoshi, je reste en général prisonnier des deux tuyaux hantés par une tortue.
Je meurs tout le temps, en fait, c’est pénible et vexant.
Des radeaux de fortune qui glissent sur la mort / Un gouffre de néant, des Goombas maléfiques / Des grands anneaux de lave, un haricot magique / Une princesse enfin pour plaindre notre sort : si Heredia avait connu la NES il aurait peut être écrit de bien meilleurs poèmes.
Voilà un univers épique et grandiose, codifié, parnassien, une version revisitée des douze travaux d’Hercule à la mesure de son génie répétitif.
Si Heredia était vivant il serait speedrunner : le saut parfait à l'hémistiche, la métaphore du champignon, la rime facilement attrapée comme un drapeau à 10 000 points, les mondes qui s’enchaînent, les recueils qui tombent et Bowser à la fin qui posséderait l’habit vert d’un académicien.
Mince consolation j’ai laissé à l’époque un ami attraper la plume à ma place, revêtir le costume volant et finir tous les niveaux cachés du monde étoile.
Je suis encore immensément admiratif de son exploit.
Super Mario, il faut le rappeler sans cesse, et je m’en souviens avec amertume, est un jeu très difficile. On dit souvent, et je crois que c’est vrai, que la créature la plus létale, tous jeux videos confondus, c’est le premier Goomba du premier Mario : il tue quiconque oublierait de sauter quelques secondes après avoir appuyé sur le bouton start.
C’est cela, en dernier lieu, qui rend Mario si difficile. C’est un jeu qui se joue moins à l’écran que sur la manette, c’est une sorte de morse tapé sur la touche A. On pourrait, si l’on en apprenait le rythme par coeur, jouer les yeux fermés.
C’est une méthode, d’ailleurs, utilisée en intelligence artificielle : on demande à la machine de traverser les tableaux défilants de Mario. C’est un processus d’essai et d’erreur assez simple : Mario tombe, meurt et recommence, la machine affine ses réglages, tente des séquences différentes jusqu’à ce que ça passe — c’est Ulysse qui tend lentement son arc pour passer à travers les 12 haches alignées de Pénélope. Il y parvint, les prétendants sont massacrés comme les Mario fantômes des essais interrompus.
C’est peut-être la peur de la mort qui m’empêche de terminer Mario : je m’identifie trop au personnage, je me met à trembler au lieu de dessiner la sinusoïdale parfaite qui me mènera à la princesse.
Au fond Mario c’est un jeu qui pourrait se jouer sur un oscilloscope avec deux molettes.
On pourrait même se passer de celles-ci et écrire directement l’équation de la courbe. F(x) = n sin x. Il faudrait simplement déterminer astucieusement ce n pour que la courbe sinusoïdale passe à travers tous les obstacles et ne tombe pas dans l’asymptote d’un puits.
Mario resterait assis tout à gauche avec une feuille et un crayon.
Le jeu qui m’a le plus marqué, enfant, ressemblait d’ailleurs à cela : il s’appellait Artillery, cela se jouait sur Mac, et il s’agissait de détruire la tour adverse dans un paysage de collines stylisées en réglant l’angle de son canon et la quantité de poudre.
On touche ici à l’essence néantielle du jeu vidéo.
Les jeux vidéos sont peut-être la forme d’art contemporaine qui se rapproche le plus des vanités en peinture.
On pourrait disparaître dans ces mondes mieux faits pour l’agilité des machines que pour nos mains tortueuses.
Je sais que l’intelligence artificielle lancée par Elon Musk à l’assaut de Leage of Legends a récemment échoué.
Mais je suis tombé aussi sur la vidéo beaucoup plus troublante d’un inventeur japonais qui a motorisé l’intérieur d’un Rubik's Cube, le rendant capable de se résoudre lui-même, sans plus aucun contact avec les mains humaines. L’objet tournait en rond sur une table et s'immobilisait une fois ses faces redevenues monochromes.
C’était la plus désagréable des imitation de la vie qu’il m’ait été donné de voir. La plus vraisemblable, aussi. Une course chaotique et vaine vers un état d’immobilité définitive.
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