

J'ai une répulsion étrange pour les dioramas.
L’image la mieux dessinée et la plus précise que je peux me faire du Moyen Âge, je l’ai eue à Rouen au petit musée Jeanne d’Arc. Je devais avoir 4 ans et aucun spectacle, je le sais, ne m’impressionnera jamais plus que les dioramas de son exécution : des boîtes aux perspectives anormalement étirées pour figurer la profondeur du temps, minutieusement remplies de personnages fanatisés, de maquettes de bâtiments et éclairées par une lumière rougeoyante. C’était cette lumière je crois qui m’avait fait le plus peur, celle du bûcher bien sûr mais plus atrocement celle du temps lui-même, d’un soleil ancien qu’on aurait oublié, dans la vitrine, et qui se serait mis à pourrir, à se dessécher lentement — la mort de Jeanne d’Arc, avec tous ses détails d’architecture et ses vues anamorphosées de Rouen ressemblait à un grand soleil fripé, éteint, mélancolique.
Cela restera longtemps l’image que j’aurai du Moyen Âge : tous ces vitraux prétendument transparents avaient contaminé le soleil, en avaient plombé l’orbite, la lumière était devenue malade, verdâtre, mordorée, dangereuse, l’humanité s’était retrouvée là, captive d’un temps sacrificiel et je voyais mal ce qui distinguait le sacrifice de Jeanne d’Arc des grands arrachages de cœurs aztèques, destinés à régulièrement raviver la flamme du soleil.
Le Moyen Âge était un âge de perdition, aux pratiques douteuses — et s’il n’y avait eu la contre-intuitive certitude que les temps modernes en étaient sortis, je n’aurais pas donné à l’humanité la moindre chance de survie.
L’image que je me faisais de l’enfer n’était pas religieuse, elle était historique, et tout entière contenue dans ces dioramas déliquescents à l’air empoisonné — je n’aurais pas eu de mal à imaginer que j’étais devant les boites à gants d’un laboratoire, face à une expérience biologique démoniaque visant à éradiquer l’humanité de la surface de la Terre.
Si La Samaritaine est fermée depuis 15 ans je ne peux m’empêcher d’y voir une conséquence du diorama, conservé sous ses toits, qui racontait autrefois son histoire, et dont le contenu nauséabond aurait lentement coulé à travers les étages.
Le rat qui avait apporté la peste noire en Europe était sorti des boîtes du musée de Rouen et c’était en rongeant ses décors qu’il aurait été contaminé.
Le gothique n’était pour moi rien d’autre qu’un décor rongé : la façade maladive de la cathédrale de Rouen et les colombages mortifères de l’aître Saint Maclou, au bois mangé, comme des vers, par les squelettes humains qu’on y avait entreposés.
Un déménagement m’a heureusement permis d’échapper à ce cauchemar et à une identification trop complète avec Jeanne d’Arc — je me souviens seulement d’un cauchemar récurrent de procès et de condamnation à mort.
J’habitais désormais en Bretagne, à une quinzaine de kilomètres de Rennes. J’étais encore en plein Moyen Âge, mais un Moyen Âge beaucoup moins agressif : le village s'appelait Châteaugiron, et ce nom a conservé quelque chose d’articulé, d’appétissant et d'inoffensif.
J’avais peur, évidemment, des hautes tours du château médiéval — encore aujourd’hui, je ne suis pas certain d’avoir jamais rien vu d’aussi lugubre et d’aussi haut, ni d’aussi piquant que ces tours à toits coniques.
Mais j’arrivais à rire du pont qui passait à leur pied : le pont Mal-y-passe.
L’unique fois où je suis d’ailleurs entré dans le donjon, c’était pour développer à la lumière rouge, avec ma classe de CP, le résultat d’un concours de grimace, et la pire gargouille gothique que j’ai vu là-bas, c’était mon visage écartelé avec mes doigts.
Mais mon souvenir le plus marquant du château, c’était d’avoir aperçu, à travers une vieille porte en bois, par un trou de serrure, une pièce cachée — probablement la remise d’un jardinier. Et ce qui m’avait étonnamment effrayé c’était d’y reconnaître des bassines en plastique colorées. Je m’explique mal ma réaction d’horreur. Peut-être était-ce l’apparition de la couleur — nos photos de grimaces étaient en noir et blanc. Ou plutôt, un sentiment d'anachronisme. Le monde moderne était là, derrière la porte, mais c’était un secret dangereux, il aurait mieux fallu n’en rien savoir.
Je relie cela à l’apparition, chez ma grand-mère, d’une brochure publicitaire pour le Puy du Fou : impossible d’en savoir plus, sinon que ma tante, plutôt anticléricale, tenait cet endroit pour encore plus grotesque et effrayant que mon empilement de bassines.
Si on m’avait demandé, à cet instant, de préciser ma situation historique, je n’aurais pas trop su dire où j’étais, à un millénaire près. Et le plus honnêtement du monde je serais bien incapable, encore aujourd’hui, de définir ce qui nous menace le plus : le progrès infini ou l’infini retour de la réaction.
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