Colette ou la langue parfaite massacrée par les chats

Colette et ses chats entre 1905 et 1920
Colette et ses chats entre 1905 et 1920 ©Getty - Keystone-France/Gamma-Keystone
Colette et ses chats entre 1905 et 1920 ©Getty - Keystone-France/Gamma-Keystone
Colette et ses chats entre 1905 et 1920 ©Getty - Keystone-France/Gamma-Keystone
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Cet écrivain pour écolier est beaucoup moins moral que Sade.

Colette, c’est l’exemple même de l’écrivain quasiment tué par l’Education Nationale.

Les dictées de Colette, pleine de chats et d’adjectifs, de mots rares et d’accord savants, ont massacré Colette.

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C’est comme cette hallucinante prescription scolaire qui donne à lire aux collégiens La Vendetta de Balzac : j’ai presque tout lu de La Comédie Humaine mais j’ai failli m’arrêter là, à cette fin un peu ratée du premier tome de la Pléiade. Il y avait heureusement, juste à côté, le délicieux Bal de Sceaux, avec un paradoxe dont je ne me lasse pas, un paradoxe bien plus fin d’ailleurs que celui du Chef d’oeuvre inconnu : la belle et orgueilleuse Emilie tombe amoureuse d’un mystérieux jeune homme, au bal de Sceaux. Elle le retrouve, simple vendeur de tissus dans le Sentier, quelques temps après, et le snobe horriblement. Mais elle apprend, un peu plus tard, que celui-ci s’est en fait sacrifié pour que son frère obtienne un majorat, et devienne diplomate à sa place. Emilie, repentante, revient vers lui. Mais c’est à son tour, le coeur brisé, qu’il la rejette, pendant que son frère se moque dans tout Paris de la prétentieuse Emilie. Le père de celle-ci, pour sauver son honneur, obtient alors la mutation du diplomate à Saint-Pétersbourg, où il succombera aux rigueurs du climat — la pairie revenant alors à son frère, le mystérieux jeune homme du bal de Sceaux, devenu fréquentable, si l’on suit la logique de la nouvelle, d’avoir été jugé infréquentable par Emilie. C’est presque une variante amoureuse du paradoxe du grand-père.

Mais, pour en revenir à Colette, il n’est pas tout à fait exclu qu’elle se soit enfermée elle-même dans sa caricature, torturant de caresses innombrables des chats infinis dans son entresol du Palais Royal, comme elle allait torturer des millions d’écolier avec ses dictées cruelles et félines : “Derrière la fenêtre, les yeux de la pervenche le suivaient, et les gouttes glissantes le long de la vitre semblaient ruisseler de ces yeux anxieux, d'un bleu qui ne dépendait ni de l'étain jaspé du ciel ni du plomb verdi de la mer.”

Le zéro assuré pour tous les CM2 de la terre. 

J’ai mis longtemps, convalescent, à m’apercevoir de la beauté de cette écriture. 

J’ai heureusement dépassé le stade du traumatisme orthographique et grammatical pour lire enfin Colette.

Dialogue de bête, Le Blé en herbes, Les Vrilles de la vigne, Sido, L’Etoile Vesper : c’est presque ce qu’on a écrit de plus beau en français, quelque chose comme la grandeur ramassée, automnale et délicieusement fanée des plus grand morceaux de bravoure proustien.

Je m’étais toujours moqué, quand j’étais libraire, du mauvais goût de mes clients, à la recherche du beau style, d’une écriture ciselée, d’une copieuse gelée de métaphores. 

Evidemment cela donne aujourd’hui encore des livres monstrueux, épais et goncourables. 

Mais c’est peut-être à Colette et à ses infernales dictées qu’on doit cette bizarrerie du goût français. 

Colette comme dernier feu du classicisme avant tous les baroques de la caricature : rien n’est plus beau qu’une page de Colette, mais ajoutez-y un seul adjectif, une seule métaphore, le charme sera rompu et cela donnera la veine la plus fade et la plus avariée de la littérature contemporaine. 

On a trop fait de Proust l’unique inégalable, le seul écrivain qui aurait étouffé dans un sac tous ses héritiers putatifs. Mais il y a de cela aussi avec Colette.

Le niveau de beauté qu’elle a fait atteindre à la phrase française est sans doute indépassable.

On peut tout au plus, d’où ces lancinantes dictées, les répéter en boucle pour se rappeler de quoi la langue française est capable.

Il y a autre chose de fascinant chez Colette : c’est peut-être notre seul écrivain qui soit absolument païen, et qui envisage le désir avec les yeux immaculés d’un animal.

Il n’y a pas de faute chez Colette. 

Cet écrivain pour écolier est beaucoup moins moral que Sade. 

Il y a une image géniale dans l’une de ses nouvelles. Un jeune homme tient sa cousine face à lui, ils viennent de se découvrir, comme une grande déchirure dans leurs jeux innocents, une attirance irrésistible. 

Le jeune garçon a ses deux mains sur les bras de la jeune fille, pour l’immobiliser. Il voudrait, écrit Colette, se voir pousser des bras supplémentaires pour pouvoir la caresser encore.

L’écriture de Colette emprunte quelque chose à ces bras.