

Les Etats-Unis ne sont pas un pays mais une hérésie religieuse.
Les pages qui m’ont le plus marqué dans le livre de Weber sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, ce sont d’abord celles consacrées à cette incroyable cascade de disgrâce qui frappe à un moment la théorie calviniste de la grâce — comme un durcissement mécanique du luthéranisme, une dynamique sectaire qui s’emballe.
Il y avait bizarrement, dans cette invention d’une foi qui réduisait à néant la liberté humaine, qui couvrait de mieux en mieux les zones blanches de notre âme, qui nous faisait dépendre d’un mécanisme tout puissant et occulte, quelque chose de rationnel et de satisfaisant.
A lire Weber j’avais le sentiment étrange que la science moderne n’avait fait que rejouer une pièce au dénouement déjà connu : il n’y a avait pas besoin du calcul infinitésimal, des atomes ou de la théorie cinétique des gazs pour proclamer l’inanité du libre arbitre. Une discussion rationnelle sur la grâce, telle qu’on pouvait en avoir vers 1550, aboutissait à peu près au même résultat.
Un résultat qui satisfaisait, obscurément, mon athéisme routinier et mon naturalisme naïf.
A chaque hésitation sur la nature de la grâce, un nouveau schisme s’opérait en effet entre les partisans de l’interprétation en vigueur et les partisans d’une réforme nouvelle qui radicalisait celle-ci, en la rendant de moins en moins religieuse, et de plus en plus naturelle : Dieu pouvait donner la grâce à n’importe qui, les bonnes actions, la piété, la tournure mystique qu’on donnait à sa vie ne comptaient pour rien ; le baptême était facultatif, comme la connaissance de la Bible, du Christ salvateur ou même la foi elle-même ; Dieu à son tour n’était pas la question, n’était pas le problème, la grâce, comme la foudre, était aléatoire, injustifiée, c’était une version simplifiée de la chance, de ce hasard formidable qui faisait qu’un chêne, après mille ans et des milliers d’orages, pouvait être encore debout — et foudroyé demain.
A propos de foudre, ce qui m’avait fasciné, aussi, dans le livre de Weber, c’était les conseils spirituels de Benjamin Franklin. Je l’avais laissé jouer quelque part avec un cerf-volant en plein orage et je le retrouvais soudain à la tête d’une expérience encore plus dangereuse : ce n’était pas la foudre, qui voulait faire descendre du ciel, mais c’était l’éthique méticuleuse, insensée, géniale et dangereuse du protestantisme — une vie sans loisir et besogneuse, une vie sans jouissance, obstinée et monacale.
Je ne connais pas les Etats-Unis, je n’y suis jamais allé, j’en connais que la version globalisée et diluée pour le monde — je n’en connais que les divertissements mais j’avais soudain découvert à quel point ce pays était sérieux, sérieux comme une hérésie religieuse.
Je connais si peu les Etat-Unis, comme continent et comme entité, que je pourrais presque croire que ce n’est pas un pays, mais une hérésie religieuse : une énorme cavité destinée à faire résonner les polémiques calvinistes de la grâce jusqu’à leur conséquences dernières, jusqu’aux désespérants exercices spirituels de Franklin.
Qu’est ce que je sais, vraiment, hors Hollywood, des Etats-Unis ?
Je sais que les enfants, là-bas mangent des céréales au petit-déjeuner. Et que celui qu’on tient là-bas pour un père fondateur, s’est spécialement chargé d’en rédiger la notice d’utilisation : manges, tu auras de l'énergie pour la journée qui commence et pour tous les jours de ta vie que tu passeras à travailler sans cesse car c’est là ton unique Salut.
Je sais aussi que les milliardaires, là-bas, sont regardés comme des saints, et qu’ils sont moins connus pour leur extravagance que pour leurs routines matinales qui commencent à 4 heures par une heure de cardio.
Je sais enfin qu’il existe — c’est ce qui pourrait le plus me faire douter que les Etats-Unis soient un pays véritable — des prédicateurs milliardaires.
En tant qu’Européen, c’est ce qui m’étonne le plus. Je n’arrive pas à croire que cela soit possible.
A moins que j’y reconnaisse quelque chose de trop connu, et ce par quoi tout aurait commencé : un problème de papes et d’indulgences, un problème de réglage entre la foi et la pauvreté.
Le culte des saints milliardaires, aboutissement logique des exercices spirituels céréaliers de Benjamin Franklin, pourrait être entré en crise — à l’ère confuse du premier président milliardaire.
Alors je repense à cet autre cerf-volant, celui de Charlie Brown, un cerf-volant tout embrouillé dans ses fils et qui n’a jamais pu voler — un cerf-volant sceptique qui pourrait marquer le passage des Etats-Unis d’utopie religieuse à pays véritable.
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