

J’ai pour l’avarice une passion dévorante : l'avarice des autres, la mienne, et celle de l'humanité en général, m'émeuvent profondément.
Si l’on s’en tient à la seule phonétique, à l’étrangeté de ses sons, à l’air affolé de la bouche, aux précieux mouvements de langue de celui qui le prononce, le mot « épargne » est de loin le plus beau de la langue française. « Épargne » : il se passe tellement plus de choses qu’avec « amour » ou « liberté ».
De toutes les passions françaises l’épargne est pourtant la plus méprisée, et cela fait longtemps que le livret A ne fait plus rêver personne.
On tend même, sournoisement, à transformer l’épargne en avarice, et la prodigalité en vertu, oubliant qu’Aristote jugeait aussi sévèrement la radinerie que la munificence.
Mais l’avarice elle-même ne mérite-t-elle pas qu’on la défende un peu ?
Ma fille de trois ans, plus anticommuniste qu’un Cubain en exil, passe ainsi ses journées à revendiquer sa propriété sur tous les biens de notre appartement, et la chose, fascinante, n’est pas dénuée d’un certain charme, même si son comportement, dans les magasins, est souvent une source d’embarras, quand il faut lui faire rendre une à une les bananes en sucre qu’elle a mises dans sa poche, ou la petite bougie en cupcake dont elle s’est emparée chez Hema — Hema qui ressemble trop à son prénom pour qu’elle ne soit pas prise là-bas de copyright madness, de cette fureur du copyright qui lui fait dire aussi, à la maternelle, devant les lettres géantes recouvertes de haricots rouges qui composent son prénom, que celles-ci sont à elles, et exclusivement.
Mais l’idée, derrière tout cela, qu’elle considère le monde entier comme sa propriété, comme un trésor qu’elle devra sans cesse farouchement défendre, je la comprends plutôt — comme le fait qu’elle en arrive à porter simultanément une trentaine de colliers et de bracelets, et que l’air léger de l’appartement ait soudain pour elle la lourdeur de l’or du coffre de Picsou. J’ai ainsi été ému quand j’ai discrètement assisté l’autre jour au dévoilement, par sa grande sœur, la sociale-démocrate de la famille, de mon fac-similé du sou fétiche, caché dans une bourse de velours rouge.
L’avarice, la mienne, celle de ma fille, du père Grandet ou de l’humanité en général est quelque chose qui m’émeut anormalement.
Rien ne me plait plus que de me représenter l’égyptienne façon qu’avait trouvé la Banque de France de protéger l’or national, à la veille de je ne sais plus quel conflit : en remplissant l’escalier en colimaçon qui conduisait à ses coffres de tant de sable qu’il aurait fallu à d'éventuels voleurs des semaines pour tout déblayer.
Ce qui m’a le plus surpris, lors de la cérémonie d’inauguration des tulipes de Jeff Koons, derrière le Petit Palais, c’est moins le dévoilement de l’œuvre qu’un anodin détail chez l’un des invités : j’avais été surpris de découvrir que Xavier Niel, l’un des hommes les plus riches de France, utilisait un protège écran pour ne pas rayer son smartphone.
Stevenson a raconté comment, dans son avaricieuse et légendaire Écosse natale, il jouait pendant les soirées d’hiver, avec les autres enfants de son village, à celui qui arrivait à tenir le plus fort contre lui sa lanterne, en refermant son manteau par dessus, pour ne laisser passer aucune raie de lumière. Et Stevenson, magnanime, accorde soudain au terrible harpagon de son village le bénéfice du doute : et si l’or qu’il gardait sous son lit était sa lanterne à lui, palpitant comme un cœur ?
Et j’ai tendance moi aussi à pardonner à Jeff Bezos tous les arrêts cardiaques qui se produisent dans les entrepôts Amazon, car je sais qu’il vise, avec ses fusées, des cœurs plus beaux, et plus généreux que ceux de la terre, ceux des astéroïdes remplis d’or, ou des lunes de Jupiter ou de Saturne saturées d’eau précieuse : l’avarice soudain n’est plus réduite à l'âme humaine, mais devient une passion cosmique, et le soleil le principal collectionneur de notre entourage proche — sans que l’on sache trop si les orbites des planètes sont le trésor, ou la serrure à combinaison d’un coffre plus grand, et encore invisible — ou bien visible aux seuls yeux des avares, qui discernent sans doute, dans leur sommeil hanté par l’idée de la mort, de la mort comme ruine absolue ou comme crédit illimité, les lointains secrets avec lesquels leur or communique.
Mais j’ai hâte, déjà, de quitter ce studio pour rejoindre la chambre de bonne où j’empile, quotidiennement, les deux feuilles A4 de ma chronique, et qui forment peu à peu la colonne de marbre ou d’ivoire de ma renommée future — et je me demande soudain quelle passion l’emportera, de l’avarice ou de la littérature.
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