

Je connaissais un écrivain que j'avais en "ami" sur Facebook.
Je suis allé chez un écrivain un jour, un écrivain talentueux, à peine un peu plus âgé que moi et qui vivait en artiste : ses enfants avaient le droits de dessiner sur les murs, à côté des œuvres d’art authentiques, et contemporaines, qui s’étaient retrouvées accrochées là comme par inadvertance et pour leur seule beauté. C’était charmant, moqueur et libéral.
Les livres de la bibliothèque étaient tous excellents, relus et annotés, et des feuilles d’impositions, des quittances de loyers et des avis d’expulsions y servaient de marques-pages — conséquence logique des chéquiers depuis longtemps transformés en cahiers de coloriage.
La vie de famille, dans cet appartement d’artiste, c’était la civilisation elle-même. D’un dandysme averti mon écrivain se vantait d’ailleurs d’écrire encore à la main — mais, finement technophile, sur une tablette graphique plutôt qu’avec un stylo-plume.
J’étais arrivé, comme toujours, le premier au dîner qu’il organisait, je ne le connaissais quasiment pas mais je m’étais senti aussitôt incroyablement à l’aise. Je crois même, j’évite en général de le faire cela nuit trop fortement à mes facultés d’élocutions, cela me rend sauvagement misanthrope et mortellement timide, que j’avais fumé un peu d’herbe avec lui en attendant les autres : le pacte social, ce soir là, était indéchirable, j’étais tombé dans une sorte de paradis rousseauiste — la culture, après tout, méritait peut-être d’être sauvée si les appartements parisiens possédaient de tels charmes.
C’était petit mais en attendant les autres mon hôte m’avait fait visiter.
Je revois encore l’instant où tout s’est effondré.
Il s’était aménagé, pour concilier son travail et sa vie de famille, un petit bureau dans un placard.
La chose en soi était charmante, entre le studiolo de Saint Jérôme du tableau de Messine et le cabinet que s’était aménagé le philosophe de L’armée des ombres pour résister à l’hiver de l’occupation nazie.
Mais ce qu’il m’a dit, à la fois fier et désolé, m’a plutôt terrifié : c’est ici que je rédige mes statuts Facebook.
J’étais encore sur Facebook alors, j’y étais presque depuis le début, et je connaissais son être électronique.
Il démentait plutôt ce que la coquille délicate de son appartement venait de m’apprendre de lui.
C’était donc ici qu’il était devenu, parmi mes 100, mes 200 amis d’alors, le plus prolixe, le plus inépuisable et le plus articulé.
De ceux qui postent, qui commentent et qui répondent aux commentaires.
Je savais qu’il s’était lancé dans l’aventure avec sérieux, mais pas à ce point.
Ces commentaires, sans qu’il le sache encore, étaient donc devenus son oeuvre principale.
Je n’avais pas vu, à vrai dire, une frénésie textuelle pareille depuis les échanges de petits mots, au collège, des mots écrits dans les coins déchirés des copies à carreaux et précieusement conservés dans les trousses — orientées vers nous, tournant le dos aux professeurs, c’était un espace de liberté incommensurable et le lieu de tous les apprentissages.
C’était quelque chose d’un peu sale, aussi, plein de l’odeur suave des effaceurs et de la poudre grise des crayons à papiers.
“C’est ici que je rédige mes statuts Facebook” : j’avais soudain accès à l’intérieur de sa trousse et c’était un peu dégoûtant.
J’ai continué à le suivre encore un an ou deux — je me souviens qu’à au moins trois reprises, dégoûté de lui-même et des autres, il avait supprimé son compte, comme on se fait interdire de casino, avant de revenir.
Je l’avais vu entre temps se lancer dans des débats qui duraient souvent plusieurs semaines, sur des sujets aussi variés et intranquilles que l’Euro, le voile ou l’euthanasie.
Je l’avais vu produire, infatigable et fou, les arguments les plus précis et les plus spécieux. Je l’avais vu inventer pour les besoins de sa cause des sortes des prisons casuistiques incroyables. Je l’avais vu s’enfoncer, avec ses interlocuteurs, dans les oubliettes du débat démocratique.
Alors j’ai compris, ce qui m’avait mis autant mal à l’aise, quand il m’avait montré son bureau aveugle : l’unique vocation de cette pièce, que nous possédons peut-être tous, mais que lui avait eu l’imprudence de me montrer, c’était de détruire, patiemment, notre civilisation. C’était une sorte de broyeur destiné à ruiner tout l’édifice de la culture, et à ne conserver de nous que la rageuse manie du désaccord.
J’étais bien tombé dans un appartement rousseauiste. Il n’y avait plus ici de place pour l’hypocrisie. Tout était dit, sans cesse et jusqu’à l’épuisement. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus de nous et du monde qu’une paranoïa dévastatrice.
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