

Les meilleurs romans qu’arrivent à produire les civilisations industrielles sont les rapports d’enquête sur les grandes catastrophes.
J’en suis presque aussi gêné que si j’avais participé à un festin cannibale : j’ai lu, une nuit où je n’arrivais pas à dormir, le rapport détaillé de l’autopsie de Paul Walker, la star américaine de la licence Fast and Furious, tué à 40 ans, comme un second James Dean, dans l’accident de sa Porsche.
C’était horriblement détaillé. On entendait presque le « floc » que faisait la viande froide au contact de la balance du légiste. Il était question d’organes transpercés, de peau brûlée, de crâne enfoncé. Paul Walker n’avait eu aucune chance, il était mort sur le coup, mais les parties mécaniques de sa voiture avaient eu le temps de profaner son cadavre et il était arrivé défiguré sur la table de son dernier casting.
Il existait quand j’étais enfant, bien avant internet, des magazines entiers consacrés à ce genre de reportages — j’en ai consulté un une fois c’était bien plus obscène que les magazines pornos : mains coupées aux doigts encore glissés dans des alliances, accidentés du rail ramassés à la pelle, suicidés aux visages emportés au plafond par des fusils à pompe.
J’ai soigneusement évité les images de l’homme qui vient de s’empaler sur un potelet du 17ème arrondissement. Mais je sais qu’elles existent, qu’elles appartiennent à ce monde.
Cela me le rend imparfait et désagréable.
Comme lorsque je traverse Crépy-en Valois et que je pense soudain aux 46 enfants morts de l’accident de Beaune, ou que je regarde les neiges éternelles au sommet du Mont Blanc en pensant aux os réduits en cendre des victimes de l’incendie du tunnel.
Il y a une esthétique du mal.
L’horreur nous dégoûte autant qu’elle aspire une partie de notre âme.
Les meilleurs romans qu’arrivent à produire les civilisations industrielles sont d’ailleurs les rapports d’enquête sur les grandes catastrophes.
L’histoire de la mousse isolante autour des réservoirs de Challenger ne vieillira jamais, comme celle de ce chiffon oublié dans un circuit de refroidissement du moteur d’Ariane 4.
Qui n’a pas lu les enregistrement du cockpit du vol Rio-Paris ne sait pas ce que c’est qu’un dialogue.
Que serait l’oeuvre de Pline sans son récit de la catastrophe de Pompéi ?
Quel Octave Mirbeau aurait pu imaginer le crash du Concorde et l’assassinat des 3 femmes de chambre d’un hôtel de Gonesse par 96 allemands venus de Mönchengladbach ?
Seul le Nouveau Roman, peut-être, par ses interminables descriptions, s’est approché de cette esthétique clinique.
Mais quand Robbe-Grillet, passager d’un Concorde qui s’était justement posé en catastrophe, avait donné une interview à France-Soir, il avait hélas délaissé son style si caractéristique pour le mélange habituel de faits et d’émotions des survivants de catastrophe.
J’ai rencontré un jour, à Toulouse, la perle rare : un chauffeur de taxi qui avait été stewart sur le Concorde, témoin de l’explosion d’AZF et qui souscrivait généreusement à toutes les théories du complot — c’était comme un rapport d’enquête avec une dimension romanesque en plus.
Mais plus encore que les récits, ce sont les images qui nous parlent le mieux des catastrophes.
Le chef d’oeuvre du genre c’est peut-être la vue en plongée de la Place Saint-Michel qu’avait publiée Paris-Match au lendemain de l’attentat de l’été 95 — j’entends encore le bruit estival de l’eau de la fontaine et le crépitement d’incendie de forêt des couvertures de survie à la terrasse du café transformé en hôpital de campagne.
Le malheur des autres nous blesse autant qu’il nous réconforte en secret.
Nous ne sommes plus cannibales mais nous avons gardé un appétit malade pour la viande humaine.
A moins que nous ne pressentions, devant l’horreur révulsée des catastrophes, quelques choses de plus archaïque encore — quelque chose qui touche aux origines, presque accidentelles, de notre apparition, celle d’un être moral et effrayé par la mort, au milieu d’une nature inutilement cruelle et sans cesse occupée à nous éradiquer.
La plus fascinante image de catastrophe que je connaisse est celle du glissement de terrain d’Aberfan, au pays de Galles, en 1966. On ne saisit pas, au début, pourquoi on a construit une ville dans le cône de déjection d’une montagne. Mais on comprend très vite que c’est la montagne qui s’est avancée d’un coup, à travers une école, emportant 116 enfants.
Mais l’image trouve son sens véritable quand on comprend enfin que la montagne n’en est pas vraiment une, mais qu’il s’agissait d’un énorme terril, et que la cruauté, comme au métro Saint-Michel, est, au même titre que la moralité, une invention humaine.
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