Gaston Lagaffe est-il noir ?
Gaston Lagaffe est-il noir ?
C’est une série de gags publiés en 1959 qui m’a amené à cette hypothèse saugrenue.
Dans le premier Gaston arrive au bureau en bonnet, et quand Fantasio lui demande de l’enlever, il pousse un cri devant les épis abominables de celui-ci, et apprend que c’est ainsi que sont toujours ses cheveux quand il vient de se les laver. Ce sont en quelques sortes ses cheveux à l’état naturel, à l’état sauvage, avant que Franquin ne perfectionne son trait et ne leur prête cette grande mèche noire brillante, si spécifique à son personnage mature.
Ce qui m’a surpris, en relisant ces vieux strips des origines, c’était à quel point le gag n’en était plus un : ces épis abominables, tel que je me les étais représentés, en accord avec le cri d’horreur de Fantasio, ne relevait plus distinctement du scandale. Les années 60-70, le coiffé décoiffé et la révolution du gel, étaient passées par là.
Mais surtout, la coupe afro était devenue quelque chose que les noirs américains avaient entre temps défendus et revendiqués. La coupe afro, le cheveu naturel en général était lentement devenu, alors, non pas la norme, pas plus qu’un acte de revendication stricte, mais une possibilité capillaire normale, une coiffure peut-être aussi anodine que le carré ou que la frange.
Je me dois pour bien situer d’où on vient, d’où je viens, de raconter une blague raciste qui ne posait aucun problème dans la France où j’ai grandi : “pourquoi les avions africains n’ont pas de ceintures de sécurité ? Car les cheveux de leurs passagers font velcro.” Dans le même ordre de choses, il y avait dans mon école primaire une famille, blanche, d’ailleurs, dont les cheveux des membres étaient crépus, et c’était un sujet intarissable de remarques ironiques. On avait le droit, le devoir de toucher ces cheveux, cette substance bizarre et inconnue. Et encore récemment, quand la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye a dénoué ses cheveux, les commentaires ont été délirants : nous sommes très largement restés des Fantasio de 1959.
Car la coupe de Gaston, avec le recul du temps, n’était rien d’autre qu’une coupe afro. Et ceci étant dit, la réaction de Fantasio devient hallucinante : il n’aura de cesse, après son cri d’effroi initial, de la discipliner, obligeant Gaston à se couvrir la tête avant de l’envoyer chez un coiffeur qui lui rasera la tête, pour finalement continuer à harceler Gaston, en allant jusqu’à lui coller un plumeau sur le crâne.
Cela n’est rien, peut-être, car Gaston est blanc.
Il est blanc mais la bande dessinée belge, on le sait depuis Tintin au Congo, est traversée par les fantômes du colonialisme.
Gaston est blanc mais son apparition dans les pages du journal de Spirou est exactement contemporaine du processus qui mènera le Congo Belge à l’indépendance.
Souvent Franquin s’est étonné que son anti-héros devienne si populaire, disant qu’il l’avait longtemps vu, avant sa mue progressive en baba-cool, comme un personnage égoïste, colérique et asocial.
Et il y a bien, en y repensant, quelque chose du ‘minstrel show’ chez Gaston, de la blackface intériorisée. Il est en effet semblable à la caricature de l’homme africain qui affleure encore largement dans la conscience coloniale de l’époque : un être paresseux, soupe au lait, un inadapté social condamné par son rousseauisme inguérissable à une contre productivité démoniaque — celle-là même qui obligea le bon roi Léopold à couper toutes ces mains.
Gaston est noir et le gaffophone, cette caricature de harpe africaine en est encore un indice, comme l’est l’une de ses premières apparitions, en tant que maladroit, en tant que gaffeur, en tant que sauvage, dans les pages du Journal de Spirou : il venait de faire sauter les caractères du bas de la page du fureteur, la chronique encyclopédique du journal, qui était cette semaine-là consacrée au Rock and Roll.
La question suivante était posée : « Est-il exact que le Calypso va détrôner le Rock and Roll ? ». J’attends toujours la réponse et je crains encore, 30 ans plus tard, pour la pérennité du Rock and Roll, secrètement miné par l’irruption de cette musique caribéenne.
J’ai d’ailleurs été témoin de l'événement, quand mes amis et moi avons soudain délaissé la vague grunge, au milieu des années 90, pour se mettre à écouter exclusivement du reggae.
Nous avons en cela confusément suivi l’arc narratif du personnage imaginé par Franquin, qui sortit rapidement de sa potentielle caricature raciste initiale pour devenir un héros pacifiste, écologiste et anti-industriel : un personnage si profondément décolonial, et si génialement dialectique, que c’était finalement nous-même, aliénés par notre propre idéologie productiviste, qu’il devait finalement décoloniser.
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